(Swans - 17 mai 2010) Je n'avais rien vu de l'accident. J'en avais juste vaguement perçu certains signes. A deux trois bagnoles devant la mienne, le crissement des pneus pendant un coup de frein, le tangage de la voiture sous l'effet du blocage des roues, la fumée sur l'asphalte noirci, le choc, l'effroyable son d'un choc sur une carrosserie et l'arrêt de la bagnole heurtée en travers de la route. Dès que devant moi les feux avaient commencé à rougir, j'avais bondi, les deux pieds sur la pédale du milieu. Trop vite, j'allais comme toujours trop vite. Non pas parce que j'étais pressé mais parce que j'étais en retard. Mes pneus aussi, s'étaient mis à crisser. Mon engin avait fini par s'arrêter, les deux roues avant dans l'herbe haute du bas côté. J'étais sorti en quatrième et je m'étais approché. Dans la bagnole tout semblait aller bien. Le type qui conduisait se frottait le front derrière l'airbag qui s'était gonflé au bon moment. Mais il n'y avait de sang nulle part. Dans le bas côté, en revanche, c'était une autre histoire...
Derrière, sur la route, en passant au niveau du lieu de l'accident, des hyènes et les vautours, avec le visage de tout le monde, brandissaient leurs portables à bouts de bras et essayaient de faire des images qu'ils devaient souhaiter le plus macabres possible. Dans cette époque devenu folle, chacun se croyait photographe, beaucoup se pensaient écrivains et tous rêvaient de la célébrité. Au lieu de descendre et de venir filer un coup de main, ils se contentaient, les charognes, de prendre des images ! Pour les vendre ? Pour s'en repaître ? Pour s'en souvenir ? Pour dire : J'y étais ? En fait comment s'en étonner ? Il y en avait tant et tant pour regarder des trucs débiles à la télé....
Je l'ai vue de suite, la victime. Elle était allongée, vaguement tordue sur le vert de l'herbe. Je me suis approché. Je l'ai prise dans les mains, délicatement, je ne voulais pas en rajouter. Elle ne disait rien. Pas un cri. Rien. J'avais cette chose minuscule dans la main, un membre vaguement repliée sous le corps, elle était molle comme une feuille de salade cuite. Je me suis mis à genoux dans l'herbe. Je tenais le monde en souffrance là dans le berceau de mes mains.
Le reste de l'univers n'existait plus. Finie la marée noire, terminé les spéculateurs sur les finances grecques ceux là, entre parenthèses, si on leur coupait les doigts à chaque fois qu'ils pianotent, ça les empêcherait de tripoter les pavés numériques de leurs ordinateurs, évacuée la fonte des banquises, évanouies les révoltes de la faim... Tout était concentré là. Le monde était concentré dans cette fourrure molle couleur crème de marron. Un écureuil. Il a au moins une patte cassée. Il faut l'emmener d'urgence chez un véto. Il faut le sauver. Il le faut. J'ai tout essayé. J'ai massé son petit buste pour que le cœur reparte, je l'ai enveloppé dans un mouchoir, je suis remonté dans ma bagnole et en klaxonnant comme un dingue, j'ai foncé chez le vétérinaire. Je lui ai collé le paquet dans les mains en lui disant : « Sauvez le ! » J'ai pensé sans lui dire, je ne voulais pas finir interné « Et le monde sera sauvé... » Il s'est enfermé dans sa salle de soins.
Je suis allé m'asseoir dans la salle d'attente. La radio diffusait des nouvelles : Le monde allait toujours autant de traviole. Des millions de litre de pétrole noir et visqueux échappés d'un puits en feu allaient irrémédiablement saloper un éco système hyper fragile, on dénombrait trois morts dans une manifestation en Grèce, ceux qui avaient survécu à un tremblement de terre sur une île tropicale subissaient maintenant sous leurs pauvres tentes de fortune la saison des pluies, un séisme en Inde venait d'ensevelir quinze mille personnes et en mettre deux cent mille autres à la rue...
De belles images en perspective...
Dans les comptes macabres, ne figuraient jamais les petits animaux...
Le type a réapparu quelques minutes plus tard. Il avait la mine défaite. Il s'est approché de moi et ma pris les mains en disant : « Désolé, je n'ai rien pu faire... »
J'ai juste répondu : « Je sais, j'ai entendu... »
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Christian Cottard est né en 1953 et vit à Velleron où il exerce la profession de professeur d'EPS. Il publie régulièrement sur son blog, C'est pour dire ... (back)