Nouvelle
(Swans - 6 septembre 2010) Tempête... Je l'ai appelée très vite comme ça, bien avant de connaître son prénom. Elle me l'a donné assez vite, finalement, son prénom. Elle s'appelait Clémence, et moi qui lui avais donné du Tempête ! Je l'ai croisée au marché le lendemain de mon arrivée, vous savez ce jour où, à peine le pied posé dans les parages, on avait tordu le cou à une bouteille de Tariquet « Les Premières grives », un peu comme si Armstrong en avait débouché une bonne, tout juste après sa petite phrase.
J'avais filé au marché parce que je suis persuadé que si tu veux en apprendre d'une ville, munis-toi très vite de ses horaires de marché et vas-y donc jeter un œil. J'ai beaucoup compris de Montréal en tournant dans les allées du marché Jean Talon, pareil pour Paris et le marché Mouffetard, ou Marseille et le marché Belsunce... Aujourd'hui, nous étions le lendemain et c'était LE jour. Je suis monté à la Bastide assez tôt pour ne pas trop m'enquiquiner à garer la bagnole.
Quelques étalages tout autour de la place centrale, pas grand monde, beaucoup de production artisanale, aucun marchand de niamas niamas. Vous savez, ces stands ambulants de montres, bracelets, casquettes américaines, statuettes en canettes de cocas etc... Ici, on faisait dans le « maison », l'authentique, l'aveyronnais roots. Confitures et confits, gésiers et miches au levain, tomates et haricots du jardin. Ça sentait le beurre et les épinards à plein nez...
C'est sur cette place que je l'ai remarquée, elle arrivait de la ville haute par la rue en pente. Elle semblait poussée par son cabas à roulettes qui grinçait comme un vieux malade. Elle le freinait pour le retenir un peu comme ces pilotes de schlitte... (La schlitte, ce truc m'obsède depuis le cm2. Il y en avait une illustration dans un livre de géographie, je crois. On y voyait un pauvre bougre qui grimaçait en freinant avec aux fesses au moins deux tonnes de bois coupé. En regardant l'image, j'avais peur pour lui, je me demandais est-ce que le cauchemar de ce type, un jour, prendra fin ?) Je n'ai appris que bien plus tard que vivre c'était un peu comme conduire une schlitte remplie jusqu'à la gueule de tous tes rondins d'enfance... Hé bien, Tempête, elle retenait son chariot de la même manière, avec la même grimace. Ensuite, arrivée sur le plat de la place, elle s'est mise à s'agiter, à aller d'étalage en étalage comme un moro sphinx énervé. Elle était minuscule mais on ne pouvait pas la manquer. Elle devait avoir, au moins, l'âge de la bastide, toute vêtue de noir : chapeau en paille, robe à pois blancs qui laissait ses bras noués, secs, nus, ses jambes recouvertes de collants épais (en Août !) excepté les pieds où, là, elle portait, (cadeau d'un arrière petit facétieux ?) une magnifique paire de ces vilaines chaussures en plastique qui faisaient fureur en ville, des rouge vif, qui lui allaient comme un gant à un manchot, mais, me dirait-t-elle plus tard, ils sont si confortables à mes pieds tordus que je ne les quitte que pour dormir, et encore ! Et, surtout, elle rouspétait ! Contre tout ! La salade molle, le prix des confitures, l'allure des poulets qui n'avaient pas dû courir beaucoup, tout était prétexte à ralâge. Mais elle le faisait dans un sourire de malice qui semblait dire : ne faites pas attention, c'est un médicament. Ma colère me tient vivante. Je me suis amusé à la suivre à distance, je ne l'ai pas entendue une seule fois dire du bien de quelque chose ! Une petite colère noire à pattes rouges. Son cabas rempli, elle a repris le chemin de sa maison. Comme je voulais voir où elle vivait, je l'ai suivie. Après quelques pas, elle s'est tournée vers moi et m'a lancé : Si c'est pour mon porte-monnaie, vous tombez bien mal ! Je l'ai vidé ! Aidez-moi plutôt à tirer ce bazar qui pèse un âne mort ! Je me suis avancé à sa hauteur et j'ai pris la poignée de son cabas blindé. Je vous accompagne jusque chez vous ? J'ai dit. J'y compte bien, elle a fait. Vous ne me laisseriez pas en plan quand même ? Mais dites pourquoi me suivez-vous ? Ça fait un moment que je vous vois faire et je ne comprends pas bien.
Je vous trouve incroyable ! J'ai juste pu dire ça.
Incroyable ? Ça mérite deux doigts de Porto ! Ne me dites pas que vous n'aimez pas ça. Je ne lui ai pas dit.
On est arrivés chez elle, après qu'elle ait rougné contre les cantonniers qui n'avaient pas bouché les trous dûs à l'hiver, contre les pigeons qui faisaient des saletés sur les rebords des fenêtres et contre les propriétaires de chiens qui les laissaient faire partout. Je suis entré derrière elle dans une petite maison qui sentait le feu de bois, la soupe et le temps qui passe. J'ai remarqué très vite la pièce bourrée de livres, des romans policiers... Il y avait au moins toute la noire. Depuis le premier numéro !
En sortant la bouteille de Porto et deux jolis verres à pied, après s'être plainte de ne pas voir grand monde, de n'avoir pas si souvent l'occasion de trinquer, de se sentir parfois comme oubliée, elle a envoyé : l'homme africain, il est peut-être pas sorti de l'histoire, mais il ne laisse pas ses vieux crever de solitude, lui...
Et puis, elle m'a raconté un peu sa vie. Sa vie d'esclave avec ses deux métiers, infirmière la nuit et femme de ménage le jour, ses maris, là, elle en avait eu trois, son départ pour l'Indochine à la poursuite de son premier, ses quatre garçons qui avaient fait leurs vies dans le monde entier, un dans chaque continent... Tempête avait fini par s'apaiser un peu en parlant d'eux... Elle m'a raconté, aussi comment elle avait atterri ici, comment elle y avait acheté la maison dans laquelle elle vivait, comment elle était tombée amoureuse du village en y passant lors de vacances. Je me suis éprise de la Bastide m'a-t-elle dit dans un de ses sourires ravageurs...
J'ai écouté en sirotant doucettement son Porto de cinquante ans d'âge... (Au troisième verre, toutes mes réticences sur cette boisson avaient disparu comme par enchantement, remarque, là où j'en étais, j'aurais pu descendre du Fernet Branca sans faire aucune remarque...)
J'étais simplement content d'avoir vu juste ! Sa vie, croyez moi, elle l'était, incroyable...
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Christian Cottard est né en 1953 et vit à Velleron où il exerce la profession de professeur d'EPS. Il publie régulièrement sur son blog, C'est pour dire ... (back)