Nouvelle
« Tomber amoureux c'est comme un mal de tête, ça vient et puis ça passe... »
—Arno (chanteur belge)
(Swans - 29 novembre 2010) C'est vers la fin d'un hiver qui avait été si rude que certains arbres s'étaient fendus en deux, ouverts en long, comme des fruits mûrs, qu'il a débarqué dans le pays.
Il y avait encore, un peu partout sur les trottoirs, des tas de neige sale qui n'en finissaient pas de fondre. Ce n'était pas avec le froid qu'il faisait encore la nuit qu'ils allaient en être vite débarrassés. A chaque fois qu'Antonio en enjambait un, lui venaient des images de champs entiers recouverts d'une épaisseur de blanc et le bruit de pas crissant dans le silence. Mais à ces tas là, personne ne semblait s'y intéresser, comme si, finalement, on avait décidé d'attendre qu'ils disparaissent d'eux mêmes. Le camionneur qui l'avait amené jusque dans le bourg l'avait laissé dans le haut en lui disant d'aller rôder au Bar de la Gare, il savait qu'on y cherchait quelqu'un pour en remplacer un autre qui, un laid matin, avait levé le camp sans prévenir:
« Tu verras, ils ne sont pas chiens lui avait-il dit. C'est un couple, Pedro et Rose, les Pédrose on les appelle quand on parle d'eux, qui tient l'affaire. Je crois qu'ils ont même des chambres meublées à louer sous le toit. Ils les gardent pour les saisonniers. »
Il y est allé. Ils lui ont demandé s'il connaissait le métier, il a répondu : oui. Ça leur a suffi. Il n'a même pas voulu connaître le montant de son salaire. Comme s'il s'en moquait. En vrai, il s'en foutait. Complètement. Il s'est seulement renseigné sur la bibliothèque.
Ils ont juste ajouté : Il suffit que tu sois disponible et que tu n'envoies pas chier les clients. Il a commencé deux jours après. Pour s'installer dans la chambre, ce fut à la portée de tout voyageur. Il lui a suffi de lâcher son sac. On était le premier du mois et ça faisait un compte rond. Derrière le comptoir, il était efficace, rapide, prévenant mais ne parlait pas beaucoup, ainsi il disait moins de conneries qu'il n'en entendait. Mais il écoutait comme personne.
Avant d'attaquer au bar, il a écoulé sa première journée à la Bibliothèque municipale. Et c'est là que tout le temps où il est resté dans les parages il a passé le plus clair de son temps libre. Au début, on a cru que c'était pour Carmen-Lou, la bibliothécaire une jeune femme qui n'en finissait pas d'être mariée, d'une élégance imparable. Elle se serait mis des sacs poubelles sur le dos, on lui aurait demandé où les acheter. Elle en savait des kilomètres sur la littérature nord américaine, elle lui avait tout fait lire. Des grands maîtres aux singeurs (pour faire la différence, lui disait-elle).
Brune aux yeux d'un bleu de lac de montagne, aux cheveux noirs très courts qui faisaient encore rejaillir le bleu. Qu'elle soit sourde n'enlevait rien à son immense attraction. Bien au contraire, elle avait de fines mains joyeuses, dansantes, expressives, séduisantes et sans doute joueuses s'était-il dit très vite. Mais il ne se passa rien d'autre entre eux que des livres et leurs avis sur les livres. Pas des discours, des impressions. Oui, non, celui là m'a plu. Je l'ai relu dans la foulée, je n'ai pas aimé, rien de bien développé, il n'est pas allé assez au fond, il m'est tombé des yeux etc.
Mais non, il ne s'est rien passé d'amoureux entre eux parce que les deux s'y sont mis. Si elle n'a pas eu envie d'avoir à supporter d'être éconduite, elle vivait déjà tellement dans l'insatisfaction et lui n'avait même plus la force de séduire.
Bien sur, ils ont partagé quelques repas au cours desquels ils sont allés jusqu'à flirter gentiment mais ça leur a suffi, ils ne sont jamais allés plus loin. Il y en a toujours eu un qui a dit : Il faut que je rentre, maintenant. À quoi l'autre a répondu. Je te raccompagne.
Il savait quoi faire de ses journées, le bar, il savait quoi faire de ses nuits, les livres, il se regardait de temps en temps dans la glace abimée de la chambre et se disait qu'il avait tout pour n'être pas malheureux, pourtant. Certains jours de repos, et de beau temps, il partait un ou deux bouquins à la main et montait vers la collégiale d'où le regard embrassait une belle partie de la région. Une fois là-haut, il s'adossait à un chêne et lisait en entrecoupant sa lecture de regards vers le paysage en dessous de lui. Il s'amusait du vol tranquille d'un rapace au dessus des champs, des cris d'une fouine dans le lointain, des appels d'un geai dans le profond d'une haie. Puis, il assistait concentré, au coucher du soleil comme s'il s'était agi d'une personne. Quand il était bordé, lui redescendait se coucher aussi.
Tout ce qu'il espérait du côté de ses fringues c'est que son jean tienne. Qu'il soit habillé comme la chienne à Jacques le préoccupait le moins du monde... Il lavait, faisait sécher et remettait. En salle, il était tellement efficace qu'ils n'ont pas eu besoin d'embaucher d'extras et il a assuré tout l'été, seul. Il s'est aussi bien entendu avec les touristes hollandais qui venaient, en masse, nager nus dans la rivière, qu'avec les parisiens qui avaient une ancienne bergerie dans le coin. En fait, ce sont les gens qui s'entendaient bien avec lui. Comme il était souriant mais pas très curieux, ils se racontaient volontiers à lui. Et ils adoraient ça, les gens, se raconter... Il n'était pas rare de le voir après le service, endormi dans un fauteuil sur la terrasse. Quand le jour se pointait, il s'étirait, allait se passer de l'eau fraîche sur le visage et repartait pour une longue journée, comme si de rien n'était.
Et puis les vacanciers sont partis, l'endroit a récupéré son calme d'avant la foule, les soirées sont devenues plus frisquettes, la nuit est venue plus vite, on est rentré plus tôt, on a changé de boissons, les feuilles ont commencé à jaunir, puis tomber. Déjà Novembre. Il n'a plus dormi sur la terrasse. Il s'est alors dit qu'il allait être temps de partir. Il s'est donné jusqu'aux premiers vrais froids. Il avait compris qu'ici, il ne se passerait rien d'autre que ce qui était arrivé. Tout en se félicitant de ce qui était arrivé. Une pause. Une simple pause. Mais il n'avait pas le sentiment d'avoir perdu son temps.
Il avait rencontré une fille qui s'appelait Carmen-Lou, il en connaissait maintenant un rayon sur la littérature nord américaine et il y avait appris une langue nouvelle. Celle des signes.
Si ça n'en était pas un...
Il s'est mis à réfléchir sur son prochain cap. Il se verrait bien faire de l'Ouest, s'approcher de l'Océan, des ses immenses dunes de sable fin, de ses colères d'hiver soudaines et fugitives, de ses fins de jour renversantes, de ses ciels de traîne à y nager... Il avait en tête que là-bas, les saisons y étaient plus douces à vivre. Il venait de passer environ une année dans les parages et ça suffisait. Tout en lui avait, désormais, besoin de douceur.
Quelques jours après son départ, en faisant le ménage dans la chambre, Rose qui n'y était pas entrée depuis qu'il s'y était installé, a trouvé dans le tiroir de la petite table de nuit un sac en plastique des mousquetaires duquel elle a sorti un paquet de lettres froissées et jaunies ainsi qu'un bracelet en or avec un prénom de femme gravé dessus...
Le tout était entouré d'une page écrite. Rose l'a dépliée et a lu:
« J'ai passé presque une année entière par ici. Je n'ai ni aimé, ni été aimé. Je n'ai pas non plus désiré, ni été désiré ou à peine. Je n'ai que très peu parlé de moi, je ne me suis pas emmerdé plus que ça avec vous autres. Mais je ne me suis soigneusement attaché à personne. Ni à l'endroit. Au moins, je n'ai pas souffert plus que d'habitude. Je peux laisser tout ça ici, il me semble que c'est fait, que je suis sur le chemin... C'est à la fin de l'hiver que je vais lever le camp de ce pays... Pour aller voir ailleurs si, par hasard, je n'y serais pas... »
Comme celui-là, d'hiver, avait été un peu plus doux que d'ordinaire, il n'y avait, dans les ruelles et même celles qui étaient le plus à l'ombre, aucun tas de neige sale, de celle qu'on enjambait avec dégoût, de celle qu'on veut oublier comme une vilaine cicatrice, de celle qui mettait un temps fou à fondre.
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Christian Cottard est né en 1953 et vit à Velleron où il exerce la profession de professeur d'EPS. Il publie régulièrement sur son blog, C'est pour dire ... (back)