Swans Commentary » swans.com 28 Mars 2011  

 


 

 

Swans en français

 

Le malheur, le vrai
 

 

Christian Cottard

 

Nouvelle

 

 

(Swans - 28 Mars 2011)   C'est un homme fatigué qui n'est pas rentré chez lui ce soir de Décembre.

Au lieu de prendre, comme d'habitude, la sortie du périphérique de la Porte de la Chapelle, il a continué et il s'est très vite retrouvé sur la voie du milieu d'une large autoroute, faisant de l'ouest. Enchaîner des lignes droites alors qu'il était à un tournant de sa vie lui ressemblait diablement...

La nuit, qui n'était pas encore tout à fait noire et le froid électrique donnaient aux lumières des lampadaires, des étincellances comme des lances lumineuses d'acier.

Comme il avait arrêté de fumer depuis un bon moment déjà, il avait pris l'habitude de mâchonner un bâton de réglisse qu'il réduisait en fibres humides assez vite. Il en avait plein son cendrier et il se demandait parfois s'il ne valait pas mieux des mégots. Il avait envoyé dans l'habitacle une musique, un concerto pour violoncelles qui l'emmenait dans l'état de conscience du palier du dessus, enfin c'est ce qu'il en pensait. Il laissait venir les images et devait parfois redescendre d'un étage, revenir ici et maintenant, pour doubler un trente tonnes. La nuit était maintenant noire comme le fond d'un sac de charbon, sur les côtés de la bagnole, il ne pouvait plus apercevoir ni les champs, ni les bois, ni les paysages du pays traversé et la lune était absente... Alors, il regardait droit devant lui, se tassait un peu dans le fond de son siège et mâchouillait son bâton mou. Et des larmes lui venaient. Il revenait à ce qui le faisait souffrir. Il y revenait inexorablement. Il revivait les dernières heures, celles qui avaient précédé son départ. Il avait encore maintenant du mal à admettre que cela soit arrivé. Que cela, lui soit arrivé. A lui. Il savait bien qu'un jour ou l'autre ça pendait au nez de tous ceux qui vivaient en couple, mais pas à lui. À tous les autres, mais pas à lui. On a beau savoir des tas de choses, les avoir bien comprises, en être parfaitement conscient, on n'est pas forcément prêt à les recevoir en pleine gueule pour autant.

Un moment, vers le milieu du trajet, il est sorti de l'autoroute. Pour se changer les idées, il s'est offert un peu de nationale. Il en a profité pour avancer une mère et son fils qui faisaient du stop sur le chemin. Bien après les avoir laissés, il s'était fait la remarque qu'il était tellement plongé dans ses emmerdements qu'il ne s'était même pas demandé ce qu'ils pouvaient bien foutre ces deux là, la mère et le fils, en pleine nuit à la sortie d'un village, le visage ravagé par la peur, le chagrin ou un sentiment dans le genre. Il les avait pris, il les avait laissés. Ils semblaient bien perdus, aussi, ces deux là. Le fils passe encore, il était tout gamin, mais la mère ? En vrai c'était elle qui avait l'air de ne plus rien comprendre à rien. Vous en faites pas, je lui ai dit en la déposant, on fait tous comme on peut et le plus souvent, on fait mal, la seule chose qui pourrait nous être pardonnée c'est de les avoir aimés. Faites semblant de savoir deux trois choses, mais tenez-y vous, mordicus, faites en des frontières, mettez-y des barbelés, rendez-les infranchissables, non négociables, vous verrez, il arrêtera peut-être de vous pourrir la vie.

Ils ont besoin de murs auxquels se frapper le front, se ronger les doigts, se râper les paumes, se bronzer le cœur. Je lui avais dit ça à elle mais, dans le fond, c'est aussi à moi que j'avais parlé. Donner des leçons c'est une bonne idée surtout quand on n'en mène pas large...

Puis, il avait fini la route seul en revoyant les derniers évènements qui lui étaient arrivés, enfin tous ceux qui dans les derniers mois lui étaient tombés sur le coin du nez, plutôt. Et sans qu'il les ait vus venir, évidemment. Comme pas mal d'hommes de sa génération, il passait le plus clair de son temps à ne jamais se poser de questions, à ne pas se regarder être, à ne pas se voir faire, à ne pas s'entendre dire... Comment voulez vous qu'il voie les choses arriver ? Et voilà, il se retrouvait, seul, au volant, dans le plein cœur de cette nuit noire d'ennuis, à cavaler à l'autre bout du pays, autant pour s'éloigner de la cheminée du volcan et des coulées de lave que de la brume épaisse qui l'enveloppait tout entier.

C'est donc un type épuisé, vaguement barbu, aux yeux creusés qui avait rangé sa voiture sur les quais de ce petit port de pêche de la côte Atlantique, la dernière terre avant l'Amérique. Tu parles ! Il avait mis l'avant de la bagnole entre les lumières vertes et rouges des deux sémaphores. Il s'était appuyé un peu la tête sur les avant-bras sur le volant pour s'assoupir, mais il n'avait pas trouvé le sommeil. Il avait l'intérieur de la tête bien trop encombré. Il avait peur. Peur de ce qui allait arriver, peur des heures qui allaient suivre. Il se sentait autant en sécurité qu'une glace italienne près d'un feu de la Saint Jean. Après quelques instants qu'il avait passés prostré, il était sorti de sa voiture. Il avait été giflé par l'air lourd d'iode qui venait du large. Derrière lui, l'est rosissait comme une joue de jeune fille, dans deux trois bateaux de pêche, le long des quais déserts, on commençait à s'animer aux lueurs de projecteurs blafards. Il a enfilé une veste en cuir qu'il avait jetée sur le siège arrière et il est allé s'asseoir sur un banc à l'abri du vent, au pied du phare, tourné vers le grand large. Alors qu'il s'en grillait une, il avait retrouvé un vieux mégot aplati au fond du coffre, un homme, ou plutôt une boule d'homme est venue se poser à ses côtés.

Après un long silence, le type s'est mis à lui parler avec une musique profondément triste, il lui a tout raconté, sans même le regarder et ça faisait :

J'ai perdu mon gosse voilà quatre ans. Ils étaient sortis en mer, malgré la mauvaise météo, ils étaient trois. Faut bien qu'on vive avaient-ils dit. Aucun n'est revenu. Depuis, je viens ici presque tous les matins pour voir si par hasard on me le rendrait pas. Je sais bien que c'est un peu con, mais c'est tout ce que j'ai trouvé pour ne pas devenir fou. Et toi ? De là où tu viens ça ne semble pas sourire, mon gars. Tu n'as pas l'air d'aller bien fort ? Tu as dû laisser des choses en route, toi aussi...

Il était effondré et en même temps, il a senti couler en lui un liquide chaud, régénérant, vital, il a juste pu répondre :

- C'était vrai, mais c'était avant de vous entendre... Moi, voyez, je n'ai rien perdu qui ne se retrouve, rien qu'on ne puisse reconquérir, rien de définitif. Ça va aller, maintenant.

Il s'est levé, il a serré, dans ses mains, les mains de l'homme, il l'a regardé dans le profond du bleu de ses yeux, il a continué :

- Je ne suis venu là que pour essayer d'y voir un peu clair. Vous m'avez bien aidé, je vous remercie... J'espère que ça va s'adoucir pour vous...

Il s'est senti redevenir vivant et en courant vers sa voiture, dans l'air de ce matin naissant, il a lancé :

- Maintenant, il faut que j'y retourne, il me faut rentrer, le mien m'attend...

Il va finir par s'inquiéter.

 

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L'auteur

Christian Cottard est né en 1953 et vit à Velleron où il exerce la profession de professeur d'EPS. Il publie régulièrement sur son blog, C'est pour dire ...   (back)

 

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Swans -- ISSN: 1554-4915
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Published March 28, 2011



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