Swans Commentary » swans.com 4 juillet 2011  

 


 

 

Swans en français

 

Deux jours entre autres...
 

 

Christian Cottard

 

Nouvelle

 

 

« Que chaque jour que l'on vit soit une preuve que l'on vit. »

A Christine et Philippe ...

 

(Swans - 4 juillet 2011)   Nous sommes arrivés vers la fin de l'après midi. Nous avions passé la journée à nous procurer des plaisirs comme on offre un bouquet de souvenirs à un amnésique. Nous étions bien, sans savoir d'où ça venait, sans, surtout chercher à le savoir. De peur de nous sentir un peu moins bien ? Nous étions fatigués, aussi. L'endroit où nous allions devait être quelque part au-dessus de ce village où nous nous sommes arrêtés pour vider deux verres et demander notre chemin. Il avait fallu poser la question à plusieurs reprises pour que quelqu'un, même d'ici, puisse seulement nous donner une vague idée de la direction à prendre. D'emblée ça nous l'a rendu sympathique.

Le dernier bonhomme a qui on a parlé nous a montré un coin de montagne touché par un chemin torturé. Un chemin à flanc de pierres dessiné comme une âme de mélancolique. Il avait ajouté qu'on ne verrait les toits des maisons qu'en ayant le nez dessus. « Soyez pas surpris, il n'y a que des ruines, là-haut ! » Nous avions pris la bande de terre tarabiscotée dès la sortie du village. Pour grimper fort, ça grimpait fort. La pente finale était si raide qu'on a pensé la prendre en marche arrière. Les virages étaient si secs qu'on se dévissait la tête à chaque pour deviner le suivant. Vers la fin, le gars qui avait tracé la route devait être si fatigué de triturer son crayon dans tous les sens qu'il s'était offert une ligne droite de cinquante bons mètres. C'était là, et nous étions contents d'y être. Peut-être aussi à cause de la chaleur.

Depuis le départ nous avions roulé sans la capote avec un soleil chacun sur la nuque. Ca finit par peser son poids. Les cinq, six ruines du hameau s'accrochaient aux rebords d'une falaise qui plongeait à la presque verticale sur une vallée coincée entre deux pans de roches et du fond montait la colère d'un torrent comprimé. Ici, tout se tenait droit, sauf nous. Nous sommes sortis de la voiture en nous défroissant, nos tee-shirts collés à nos peaux par la sueur. Accueillis par le seul chant lancinant de cigales agacées. En regardant autour de nous, nous nous sommes demandés si UNE âme pouvait vivre ici. Au dessus de nos têtes, il y avait bien une escadre de corneilles qui planait en craillant. Mais peut-on écrire raisonnablement que des oiseaux vivent quelque part ? Et puis nous avons regardé plus loin. Dans le fond du tableau, le soleil au couchant comme le bouquet final d'un feu d'artifice, foutait le feu au Lac maintenu par un barrage arrondi comme une main de béton qui retiendrait l'eau. Il voulait se faire regretter avant de disparaître. Le miroir de l'eau s'embrasait et c'était somptueux. Les monts alentour en rosissaient de stupeur. Nous étions bouches bée devant cette magie rouge, à nous étirer en langueur, quand de derrière une ruine, un géant courbé a surgi.

Il s'est avancé d'un pas tranquille pour nous dire :

–  Vous en avez mis du temps pour monter ! Il avait du roc dans la voix. Moqueur, un peu:

–  Je vous suis depuis le bas. On peut pas dire qu'il soit nerveux votre engin, ma mule montait plus vite!

–  C'est que ça grimpe! On a dit bêtement. Il nous regardait du coin de l'œil en se roulant une cigarette. Après la première bouffée, il a lâché :

–  Alors, comme ça, vous êtes amis des deux autres ? Il ne nous a pas laissé répondre, il a continué :

–  Je les ai vu prendre le chemin de la source, au plus chaud du jour. Ils ne devraient plus tarder à être rôtis à point, maintenant, ils vont redescendre.

Nous nous sommes demandés où nous étions. Nous nous croyions en pleine montagne et voilà que nous parlions à un gardien de phare. Ca aussi, il l'a lu dans nos yeux:

–  Regarder autour de nous, il n'y a pas grand-chose d'autre à faire par ici. Et puis le regard porte si loin qu'on est bien obligé de tout voir. Mais vous devez avoir soif tous les deux, venez.

Il avait dit ça sur un ton qui n'appelait pas le non. Nous lui avons quand même dit qu'on avait bu un verre avant de monter, il a répliqué : « Vous avez peut-être bu mais moi, je vous offre à boire. » Comme il ne nous laissait pas une chance de dire non, comme il faisait déjà demi-tour, nous l'avons suivi. Avant, nous avons fait mine de fermer les portes de la voiture, alors sans se retourner, en souriant :

–  Soyez tranquilles, personne la volera, les corneilles savent pas conduire !

Nous avons marché entre les restes ébranlés des baraques croulantes, nous avons traversé un champ dont le foin était couché à l'horizontale par le sec et le vent pour arriver sous l'ombre dense d'un chêne liège. Une ficelle d'eau claire coulait en silence sur deux plaques d'ardoise. Elle y dessinait des reflets comme un collier de perles fines sur un écrin noir. Il a sorti un verre d'entre les racines de l'arbre et il l'a posé à plat sur l'humide des pierres. Attentif à ce qu'il faisait, il a dit :

–  Vous avez déjà bu de la montagne ?

Il était sûr de la réponse, ça c'est vu à sa façon de nous tendre le verre. Il nous aurait tendu une plein poignée de diamants son sourire n'eût pas été différent. Le fil d'eau venait du ciel, il en avait le goût. Nous avons senti le liquide se glisser jusqu'au fin fond de nos ventres, comme si la flotte pouvait nous passer droit dans les veines. Pendant qu'on se purifiait, une silhouette sombre s'est amenée en chuintant. De loin, on voyait que c'était ce qu'on appelle une petite vieille, de près on n'a plus vu que son sourire. Il était prêt à accueillir Noé son arche et dix déluges s'il avait fallu. Nous n'étions que deux et il n'a fait qu'une bouchée de nous. C'était une femme comme un grain de café torréfié, abritée du chaud sous un parapluie noir. A son cou pendait une paire de jumelles grosses comme des avants bras. Une des optiques était obstruée par un couvercle rouge de moutarde. Comme nous nous étonnions de ça, elle nous a dit son habitude des longues vues. Elle ne scrutait que d'un œil. Sans se défaire de son sourire, elle nous a demandé dans une langue bizarre, sans doute due à quelques dents manquantes, si on avait fait bonne route. Il n'y avait que ça qu'elle voulait savoir de nous. « Si nous avions su que c'était pour boire une eau pareille, nous serions venus bien avant ! » Cette réponse a semblé lui plaire. « Moi, je n'ai que ça sans les artères, je ne risque plus rien ! » Pour eux deux, nous étions des amis de Christine et Philippe et ça leur suffisait. Alors, elle nous a proposé de les attendre chez elle. « Alors, vous venez me les enlever ? » Et comme pour effacer très vite cette phrase, la remplacer par une autre : « Ils passent toujours saluer le soir avec moi, » elle a dit avec du regret dans la voix. Nous n'avons pas su quoi répondre. Camille nous a lâché là: « Une fouine rôde, j'ai mes poules à rentrer, je ne veux pas qu'elle me les saigne. » Avant de nous quitter il a embrassé Honorine comme s'il embrassait un cristal. Ils avaient eu une histoire ces deux là...

Nous nous sommes remis en route derrière elle qui marchait à pas de mulot. Parfois, elle pointait une ruine du bout de sa canne et nous racontait qu'ici avait vécu tel ou telle, enfin d'autres qui s'en étaient allés, mais il n'y avait pas de tristesse dans sa voix, juste un constat et pas mal de nostalgie. Elle ressentait sûrement leurs présences, peut-être même qu'au fond d'elle, elle en souffrait mais comme tous quand on évoque l'avant. S'y appesantir était une perte de temps, il vaut bien mieux se préoccuper des soleils à venir. Alors que son passé s'était décomposé comme ces maisons entre lesquelles nous passions, elle restait tournée vers maintenant et ce qu'elle allait nous offrir pour les attendre. Pour les attendre et nous faire plaisir. Nous avons abouti devant sa porte, si basse qu'il nous a fallu nous baisser pour la franchir. Pas elle. Dedans c'était comme le cœur d'une humide caverne qui sentirait la lavande, le thym, le pèbre d'ail, le romarin... En fait ça sentait une vie, une vie entière. Elle s'est engagée dans un escalier raide comme un vieux marc, aux marches creusées près du bord, du côté de la rampe qu'elle agrippait à pleins doigts. Nous n'avons pas fait un geste pour l'aider, elle n'aurait pas voulu. Nous sommes entrés dans une pièce basse, sombre, meublée d'un vaisselier, d'une table et de chaises courtes sur pattes. Il y avait aussi dans un coin près d'une minuscule fenêtre donnant sur le paysage, un évier taillé à même la pierre. Ici, ça ne sentait que le feu éteint et l'alcool des lampes. Elle nous a fait asseoir en s'excusant pour le confort, elle a dû nous imaginer les fesses tendres. D'une huche de pain, elle a sorti une enclume de miche à peine entamée. Pour se déplacer, elle s'appuyait d'une main sur la table. Trois appuis valent mieux que deux. En la calant contre son ventre, elle a découpé avec une presque égoïne, deux tranches larges comme des raquettes à neige. Le vaisselier lui a donné un pot de miel liquide, de l'or en fusion. Elle en a tartiné le pain sans s'occuper des flaques de miel sur la toile cirée de la table. On s'est engouffré quelques jours d'été. Elle, elle avait deux ours brun dans sa cuisine. Nous brillions de bonheur. Et de nous voir, elle irradiait. En retour elle n'attendait que deux mots de nous : « c'est bon. » Nous ne nous sommes pas gênés pour les lui dire. Nous les lui avons même servis plusieurs fois. « Que c'est bon ! » Si ça manquait un peu de vocabulaire, ça disait bien ce que nous ressentions! Pendant qu'on dévorait, elle nous a raconté les hivers quand elle était enfant et qu'avec son frère le soir elle devait aller dormir dans la petite grange avec les brebis, celle qui est là à côté de la maison et comment il leur fallait, les soirs de neige courir en levant les jambes saisies par les morsures du gel. Comment, une fois dans la grange, ils se collaient l'un à l'autre, l'autre aux brebis pour se réchauffer, un peu. Elle nous a dit comment ils descendaient à l'école à pied par le chemin qui y mène et comment certains soirs ils étaient obligés de rester en bas, de dormir près du poêle, à même le sol de la classe. Elle nous a dit tout ça avec un sourire, son impensable sourire édenté...

Là-dessus, Christine et Philippe ont frappé à la porte. Elle leur a sculpté deux raquettes, à eux aussi. Ils se sont, comme nous, vite retrouvés devant deux champs de miel allongés sur du pain béni comme devant les malles ouvertes d'un trésor de pirates. Les miettes qui restaient sur la table, elle en faisait de jolis petits terrils qu'elle poussait dans le creux de sa main et balançait par la fenêtre pour que les oiseaux du dehors soient aussi de la fête. Pendant qu'ils se goinfraient, le soir était tombé sans faire plus de bruit que la chute d'une plume sur le dos d'un poussin. Rassasiés, repus, ils se sont levés, ils ont embrassé Honorine à pleines joues en la remerciant pour tout et lui souhaitant belle nuit et ils sont sortis. Elle a seulement dit : « Alors, vous repartez demain ? » « Oui, il faut qu'on y aille, qu'on reprenne, mais nous essayerons de revenir en décembre, on vous le promet, Honorine. » Une fois qu'ils avaient disparu, elle s'était dit à elle-même : « Mais moi, je n'y serai peut-être plus. »

Le noir escaladait déjà les murs des maisons. Ils avaient une heure ou deux à tuer avant de plonger leurs yeux au ciel. Tout s'annonçait tendrement bien. Quand ils sont arrivés tous les quatre, il faisait nuit. Un ou une est resté sur la terrasse pour s'en fumer une petite, il ou elle s'est assis quelques minutes le cul sur les pierres fraîchies par l'humide et il ou elle a appelé les autres. Ils sont sortis de la maison les épaules couvertes de duvets, les bras chargés: une de bougies, de quatre verres et d'une ou deux bouteilles, une autre d'une boîte en fer blanc bourrée de Merveilles, c'en était à coup sûr à cause du nuage de sucre glace qui volait derrière elle comme une traîne de mariée, le troisième de figues séchées. Des Rois Mages. Ils se sont allongés, blottis, leurs dos sur le doux de la plume, leurs regards dans l'immense profond du noir. La nuit pouvait durer, ils avaient de quoi tenir. Elle avait commencé à s'illuminer de grappes d'étoiles. Très vite, certaines se sont détachées du fond pour filer vers eux. En quelques minutes ce fut si lumineux qu'il pouvaient les voir même en fermant les yeux. De temps en temps, pour se remettre de leurs émotions, en attendant les prochaines salves, ils allumaient une cigarette ou plongeaient les doigts dans la réserve à Merveilles. A chaque fil de lumière, ils s'exclamaient comme des gamins au feu d'artifice. Ils sont restés là, sous ce drive in céleste jusqu'à la toute fin du spectacle, c'est-à-dire jusqu'au moment où l'Est se mit à rosir comme un vol de flamants. Le matin qui est venu fut une caresse de matin. Ils n'avaient pas dormi ou alors très peu, mais ils n'étaient pas fatigués. Ils se sont dépliés sur le devant de la maison et ce fut pour s'apercevoir que l'automne avait profité de cette nuit là pour débarquer. Ils l'ont senti à quelques signes à peine perceptibles, mais ils y étaient désormais sensibles. L'odeur brune d'un feu de cheminée qui flottait, la frêle éraflure d'un vent coulis qui saisissait, une ombre de nuage allongée, perdue dans un coin du rose pâle. Attentifs à ces presque rien, ils ont su qu'il était temps de filer. Ils ont fini de boucler leurs sacs bien avant la fin de la matinée. Ils ont fermé la maison et sont allés saluer Honorine et Camille. De derrière sa fenêtre, sa longue vue rivée à l'œil, elle les regarda partir...

Elle, l'Honorine, c'était dans ses dernières saisons qu'elle venait d'entrer...

 

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Christian Cottard est né en 1953 et vit à Velleron où il exerce la profession de professeur d'EPS. Il publie régulièrement sur son blog, C'est pour dire ...   (back)

 

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Swans -- ISSN: 1554-4915
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Published July 4, 2011



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