(Swans - 6 juin 2011) On pense aux saisons qui s'écoulent dans une grande ville italienne (Turin) pendant le boom économique des années Soixante: les lumières, les néons et les affiches, une circulation intense dominée de hauts bâtiments. On regarde la multitude de gens qui envahissent les routes et les immeubles; on choisit un homme, un homme simple un peu gâteux, chargé de famille. Il est un manœuvre, il porte son panier porte-repas au travail et au déjeuner il mange le repas du jour d'avant; dans la chaleur de l'été, la nuit quand la ville déserte tombe dans le silence, il sort de chez soi en cherchant les fraîches odeurs nocturnes et un banc, sa "station" d'été. Au printemps il va aux champignons en ville, en hiver il trouve un "bois sur l'autoroute" (seulement le contre-plaqué d'affiches à scier, pour faire du bois chez soi), et déguisé en Papa Noël il donne des cadeaux à tous les enfants de la ville, mais non pas aux siens.
Cet homme-ci, c'est Marcovaldo, le protagoniste "anti-héros" d'un recueil de contes d'Italo Calvino (les dix premiers contes ont été publiés en 1958 dans Racconti; ensuite il en écrit encore dix en réalisant en 1963 Marcovaldo ou Les saisons en ville).
Dans ce recueil le "réalisme fabuleux" (pas du tout habituel comme dans un roman historique) et le "conte réaliste" sont les prérogatives de l'"œil" sur le monde de Calvino; ils se montrent dans un vertige d'une société-monde qui se découvre artificielle, en miettes, désagrégée dans sa Culture et sa Nature, inconciliables, car opposées. "Nous regardons le monde -- écrit Calvino -- en dégringolant dans la cage de l'escalier" ("Ulisse," 1956-57).
Pour notre deuxième rendez-vous avec Italo Calvino, j'ai choisi Marcovaldo, car dans la simplicité narrative de la dimension fabuleuse du texte (en confirmation de sa légère élégance de style) on trouve renfermée la complexité historique de la ville-métropole, victime elle-même du mouvement démographique de la campagne vers les villes et de l'industrialisation, du "moderne" système économique fondé sur le bien-être (ce que, aujourd'hui, on appelle globalisation).
Et Marcovaldo, personnage à la Chaplin, ce n'est pas du tout une litérature pour l'enfance, car il est très "politisé," l'objet d'une réflexion d'un monde adulte de plus en plus "aride" pour sa politique de classe; ici la légèreté du monde passe par la souffrance et par l'aliénation de l'homme.
Le protagoniste lui-même, comme l'homme-Charlot ou "le touriste par hasard" (dans le conte La fermata sbagliata), l'homme gauche de la rue, le sujet-individu qui rêve un monde idéal, devient anti-sujet à lui-même; par une ironie du destin il manque toutes ses tentatives "d'oublier tout ce qu'il n'aime pas" selon le conseil de Calvino -- écrit le critique Cesare Segre (Corriere della Sera, gennaio 2003). Toute "entreprise" est une faillite et quand les initiatives-actions de Marcovaldo, toujours rocambolesques, cognent contre la triste réalité d'une "misère" urbaine et d'une tangible pauvreté sectaire, en ce moment là, ils provoquent une hilarité tragi-comique et paradoxale. Certaines fois c'est la misère des riches et des puissants, d'autres fois c'est la frustration de l'inadéquation et de la difficulté à parler, à s'abîmer dans l'air fumeux d'une ville-cauchemar, de ce vertige en face du précipice, qui a besoin de la moelle du lion (une œuvre critique de Calvino de 1955) "la nourriture pour une morale sévère et pour une maîtrise de l'histoire" (Il midollo del leone).
Et Marcovaldo porte les vêtements de Papa Noël et il dit à ses fils: "Il n'existe pas d'enfants pauvres!", mais le petit Michel, l'aîné, lui repond: "est-ce-que c'est pour ça, papa, que tu ne nous donnes pas des cadeaux?" (I figli di Babbo Natale); et quand Marcovaldo trouve de l'air frais en ville pour ses petits enfants, il ne sait pas d'être dans le terrain d'un sanatorium (L'aria buona); encore Marcovaldo prend un lapin à l'hôpital, en imaginant un élevage pour le future, mais il ne sait pas que le lapin est venimeux (Il coniglio velenoso); et quand Marcovaldo va au supermarché, il pense que "si son chariot est vide et les autres pleins, on n'en peut plus: tu crèves d'envie, tu as le crève-coeur et tu n'en peux plus" et en ce moment là, "il s'éloignait de sa famille et, en prenant une boîte de dattes, il la posait dans son chariot. Il voulait épouvrer le plaisir de l'emporter pour dix minutes seulement, en faisant étalage de ses achats comme tous les autres et après la remettre où il l'avait prise" (Marcovaldo al supermarket). Toujours Marcovaldo ne connaît jamais le "danger" de sa naïveté, quand il frise le paradoxe de la tradition et de la modernité (dans les villes visibles et dans les souterrains invisibles), de son abrutissement d'homme qui chasse (en automne) un pigeon municipal seulement pour avoir quelques choses à manger pour sa famille; et la nature défit la "culture," et la culture soumit la nature à ses besoins primaires. Un "idylle industriel" et "champêtre," donc, c'est impossible: l'histoire ne revient pas sur ses pas; le passé aussi est illusoire.
"Marcovaldo avait un œil peu approprié à la ville: les affiches, les feus, les vitrines, les enseignes lumineuses [...] n'arrêtaient jamais son œil qui regardait les sables du désert [...]; il n'y avait pas de taon sur le dos d'un cheval, un trou de ver dans une table, d'écorce de figuier écrasée sur le trottoir que Marcovaldo ne voyait pas; tout ça était pour lui un objet de réflexion, en découvrant les changements de la saison, les désirs de son âme et les misères de son existence" (Funghi in città).
Ce personnage est "surréel" dans quelques épisodes (dans La fermata sbagliata il se perd dans le brouillard et il se retrouve sur un escalier d'aérien pour Bombay), un humoristique drôle de type parmi des bulles de savon (dans le conte Fumo, vento e bolle di sapone), d'abord les petits enfants de Marcovaldo conservent le savon en poudre, pour une "macro-affaire économique," après ils le jettent (à cause de l'illégalité de cette activité présumée) dans le fleuve Po; c'est pour cela que les grandes bulles de savon s'élèvent en s'étendant dans la ville). L'obstination volontaire du protagoniste demeure, dans la constante faillite des actions (selon le sort ou le hasard) comme une conséquence et une réponse nécessaires à la rigueur morale de Calvino (qui est présente dans toutes ses œuvres, des plus simples aux plus complexes), comme l'auto-construction de "soi" dans les difficultés d'une societé à la dérive, dans la nature "dénaturée."
"L'œil de Marcovaldo scrute en cherchant une ville différente qui affleure, une ville d'écorces, d'écailles, de grumeaux et de nervures au-dessous de la ville de vernis, de goudron, de verre et de ciment" (La città tutta per lui).
Les vingt contes avec un seul fil rouge édifient un macro-texte de la ville, ses "petits enfers," ses mondes souterrains, les villes-autres pour petits humains en solitude d'un microcosme personnel, un jardin de chats obstinés au dedans de la ville visible. C'est dans le conte Il giardino dei gatti ostinati que Calvino écrit (en donnant une anticipation de Les villes invisibles): "la ville des chats et la ville des hommes se trouvent une à l'intérieur de l'autre, mais elles ne sont pas la même ville." Mais toujours le même c'est l'inexorable couler du temps, des saisons et des événements (dans le texte cinq ans se passent), ainsi que le ciel, le Grand Chariot et la lune qui restent là-haut toujours les même si Marcovaldo ne les voit pas, maintenant que son œil-fenêtre est couvert du néon clignotant COGNAC TOMAWAK "qui s'allumait et s'éteignait toutes les deux secondes," maintenant que "les astres de Marcovaldo" allaient se brouiller de plus en plus "avec les commerces terrestres" (La luna e Gnac).
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Francesca Saieva est née en 1972 et vit à Palerme, Sicile, où elle enseigne la philosophie et la pédagogie. (back)