Claude Monet circa 1920 |
[ed. Extraits de Une promenade chez Monet à Giverny, Editions J.C. Lattès, Paris 1993. Pas de ISBN. Ce petit livre, illustré par de merveilleuses photos prises par Jacqueline Guillot que nous ne pouvons pas reproduire afin de ne pas trahir ses droits d'auteur (pour des photos du jardin de Giverny, veuillez consulter la fondation Monet) nous fût offert par notre bon ami, Peter Byrne, en octobre 2010.]
« Monsieur Monet que l'hiver ni
L'été, sa vision ne leurre,
Habite, en peignant, Giverny,
Sis auprès de Vernon, dans l'Eure. »
—Stéphane Mallarmé, 1890
« Le jardin de Monet compte parmi ses œuvres. »
—Georges Clemenceau
(Swans - 7 novembre 2011) Il n'est pas besoin de savoir comment il fit son jardin. Il est bien certain qu'il le fit tel que son œil le commanda successivement, aux invitations de chaque journée, pour la satisfaction de ses appétits de couleurs. Quand on vous aura dit que le jardin de Monet est traversé par une route à automobiles, par le chemin de fer de Gisors et par un embranchement de la rivière l'Epte, peut-être penserez-vous que l'unité n'en doit pas être le trait dominant. A quoi cela ressemble-t-il ? A tout et à rien. Sans la route, sans le chemin de fer, sans la rivière qui appelle les pêcheurs, on aurait pu, peut-être, y trouver l'isolement. Eh bien, c'est justement le miracle : on y est à l'abri de tous les importuns. De la maison à la route, des faisceaux d'arc-en-ciel de toutes les fleurs, de toutes les colorations de féeries, tombent de la voûte céleste en un étalage de cascades flambantes, appelées de l'œil du peintre, à certaines heures, pour ses grandes douches de torrents lumineux. Monet aimait la fleur, pour elle-même, pour les légèretés, les envolées de sa figure, pour le drame d'amour qu'elle irradie avec un éclat d'insolence, pour les flammèches profuses de teintes tendres ou violentes qui s'étalent agressivement parmi les rosiers géants où se lyrisent des yeux las des proses de la vie.
Un mur surmonté d'une grille, des arbres et l'encaissement de la route font qu'il n'y a point à redouter l'œil du passant. Une porte permet de traverser la route, une clef de franchir le talus de la voie ferrée, que des entassements de gros rhododendrons et un haut grillage de rosiers grimpants isolent de toutes parts. Les voyageurs ne pouvaient pas se plaindre de côtoyer un immense bouquet de fleurs, et Monet, à quelques pas d'eux, absorbé dans le miroir de son étang, n'entendait même pas le train.
Pour le reste du jardin, ce n'est, à proprement parler, qu'un silencieux étang fleuri d'éclatants nymphéas, jusque sous l'arbre englyciné d'un pont japonais qui fait tableau - seule concession au romantisme de ces lieux. Du côté de la voie ferrée, les grands peupliers, les saules dont on voit pendre les branches aux panneaux des Tuileries, une presqu'île de grands bambous touffus, jungle cernée par le courant des eaux vives où serpentent des herbes joyeuses. Le chemin de ronde en treillages de rosiers grimpants ouvre des arceaux d'ardentes couleurs sur la verdure de l'immense prairie qui s'étend jusqu'aux coteaux de la Seine. Il n'en faut pas davantage pour faire un paradisiaque séjour où l'œil humain butine tour à tour, pour d'incomparables fêtes, toutes harmonies de lumières dont la terre et le soleil peuvent exalter, jusque dans les accalmies de la terre bourdonnante, l'heureux éclair des visions les plus grandioses comme les plus ténues. (pp. 12-13)
J'ai souvent raconté comment, un jour, j'avais trouvé Monet devant un champ de coquelicots, avec quatre chevalets sur lesquels, tout à tour, il donnait vivement de la brosse à mesure que changeait l'éclairage avec la marche du soleil. Dès la jeunesse, nous avions eu les murailles blanches de Vétheuil, se réfléchissant, à travers le brouillard, dans les brumes du fleuve, et mêlant l'air, la terre et l'eau en des gammes de reflets que nous retrouverons quarante ans plus tard, plus savantes, sinon plus géniales, dans le spectacle des Nymphéas. C'est l'entrée en scène des développements, des achèvements d'éclairage que vont manifester tour à tour les Meules, les Peupliers, les Cathédrales, la Tamise, aux heures changeantes où se joue la diversité des drames de la lumière sous l'embrasement du soleil. Regardez l'homme à la poursuite des distillations de la lumière qui change à tout moment l'aspect des choses pour devenir d'incessantes transformations, où se révèlent à nous la vie de la Nature en perpétuel.
C'est sous l'empire de cette vue que furent commencées les Meules. On chargeait des brouettes, à l'occasion même un petit véhicule campagnard, d'un amas d'ustensiles, pour l'installation d'une suite d'ateliers en plein air, et les chevalets s'alignaient sur l'herbe pour s'offrir aux combats de Monet et du soleil. (p. 67)
L'idée des Nymphéas tenait Monet depuis longtemps. Silencieux, chaque matin, au bord de son étang, il passait des heures à regarder nuages et carreaux de ciel bleu passer en féeriques processions, au travers de son jardin d'eau et de feu. D'une tension ardente, il interrogeait les contours, les rencontres, les divers degrés de pénétration dans le tumulte des fusées lumineuses. (p. 96)
Et par cette raison même, ne voilà-t-il pas que l'œil, engagé sur les plans invertis de l'eau dormante et du ciel, en leurs agitations profondes, poursuit imaginativement le phénomène sans jamais trouver une éventuelle fixation du temps et de l'espace dans l'éternel devenir. Ainsi, Monet a peint l'action, l'action de l'univers aux prises avec lui-même pour se faire et se continuer à travers des étapes d'instantanés surpris aux surfaces réfléchissantes de son étang de nymphéas. Ce drame couronné par l'éclair d'incendie dont nous aveugle, au dernier panneau des Tuileries, le soleil couchant dans les roseaux desséchés du marécage hivernal, où renaîtront les fleurs enchanteresses du printemps en préparation dans l'abîme insondable des renouvellements éternels. (...) (p. 96)
Georges Clemenceau. (1841-1929). Homme politique français, il fut pendant de longues années l'ami et le principal soutien de l'artiste.
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