(Swans - 7 mai 2012) On a fait les derniers deux cent kilomètres dans l'inquiétude, la tension, les rafales de vent et une pluie giflante.
Et, malgré ça, on était quand même heureux de rouler. On avait quitté la ville vers la fin de l'après-midi pour quatre jours de repos dans la maison, enfin le cabanon qu'on avait fini par acheter en pleine montagne. En vrai, c'était une ancienne bergerie sacrément confortable pour les moutons et un peu moins pour les humains. Depuis deux trois ans, tout notre fric y passait. ça avait commencé par le dessus, puis le dessous du toit, les tuiles et l'isolation, ainsi que l'abattage, durant l'été, de quelques murs, l'ouverture d'un paquet de fenêtres plein Ouest et le dégagement sur l'immense vue sur la vallée de l'Eyrieux qui était une absolue merveille. Demeuraient encore, au creux de cette rivière, des souvenirs de jeunesse et notamment une amende pour une baignade à poil, dont le papier bleu a longtemps trainé dans un cadre sur tous les murs que nous avons habité...
Dans la bergerie, face à la vue, nous y passions des heures, le soir à l'intérieur quand le temps s'en mêlait, le plus souvent possible à l'extérieur quand il le permettait. C'était du reste bien lui le Maître absolu d'à peu près toutes nos occupations d'ici. Nous étions gouvernés par les nuages et cela ne nous déplaisait pas. Quand il était clément nous relevions la tête, quand il était en rogne, nous la rentrions dans les épaules et cessions de faire les malins. Mais il ne se passait pas une journée que nous ne nous disions : On est bien, ici, n'est-ce-pas? Qu'est-ce que c'est beau! Et puis calme! Et cette vue ! En attendant mieux, on avait, aménagé dans la partie supérieure, nouvellement créée, une sorte de dortoir, alors que le bas, lui, était une seule grande pièce à vivre avec une cheminée où l'on pourrait, si l'envie nous en prenait, faire rôtir un bœuf.
Comme on était végétariens ça n'arriverait jamais mais qui peut le plus peut le moins. A sa vue, les carottes, les courgettes et les navets faisaient profil bas. Si on s'était saigné aux trois veines pour l'acheter, il nous restait la quatrième pour faire les trajets et piller les magasins de bricolage. On y venait le plus souvent possible. C'est à dire qu'on descendait (je devrais dire on y montait puisqu'à partir de Valence ça grimpait raide...) dès qu'on avait trois jours devant nous. Il y avait encore pas mal de bricoles à terminer et on aurait aimé finir tout l'intérieur cet hiver pour s'attaquer au jardin, enfin, à l'extérieur, au Printemps pour avoir un été de repos. Cette fois, on avait décidé de partir malgré l'annonce météo d'une fin de semaine neigeuse et très perturbée. La saleté d'anticyclon, étant allée faire un petit séjour au-dessus de l'Islande, cela ne nous amènerait rien de bon de là-haut. Mais l'envie d'être au hameau étant bien plus forte, nous avions rempli le coffre de quoi vivre les quatre jours et nous avions pris route. Nous avions assez rapidement quitté la capitale, nous étions engagés sur l'autoroute comme qui rigole et nous avions traversé, sans les voir, la nuit étant déjà bien avancée, les apaisants paysages de l'Yonne et l'Auxois à vitesse raisonnable. Lyon était passé comme une lettre à la poste et sous Fourvière nous avions été bien à l'abri de ce qui commençait à descendre d'un ciel salement noirci. Peu après la traversée de ce tunnel souvent maudit, nous devions plus ou moins longer le Rhône et ensuite virer à droite pour monter sur les plateaux. ça a commencé à vraiment se gâter au ventre même de cette montée. La flotte qui nous avait accompagnés pratiquement depuis le départ, s'est peu à peu transformée en flocons qui à l'aide du froid ont gentiment blanchi les bords de route, puis les parties où on ne roulait pas. Ajoutez la fatigue et la nuit et vous aurez une idée assez précise de l'ambiance générale. Nous avions maintenant hâte d'y être. Ce n'était rien de le dire.
On a fait les vingt dernières bornes dans le soulagement, le froid et à travers des rideaux de neige épaisse. On roulait à très faible allure, dans le mitan de la route puisqu'on commençait à ne plus rien voir d'autre que du blanc dans les lumières blanches des phares blancs. Après quelques glissades, nous sommes finalement arrivés au dernier village avant notre hameau. Il n'y avait pas âme qui traîne dans le secteur et franchement on ne pouvait en vouloir à personne. Il fallait être dingue ou parisien pour rôder dehors avec cette apocalypse. Pour tomber dru, ça tombait dru. Des flocons gros comme des gaufres au sucre recouvraient les arbres la voie et le monde d'un blanc lourd et gelé. On a fini par déboucher au carrefour qui monte au hameau. Vu ce qui continuait de descendre du ciel, nous avons décidé de faire le reste du chemin à pied. Nous nous sommes chargés de l'indispensable pour passer une soirée agréable. Dès que le feu serait allumé, dans le foyer, avant de quitter l'endroit, nous préparions toujours une flambée pour l'allumer dès notre arrivée, qu'elle nous réchauffe le plus vite possible. Nous savions qu'une fois entrés, il n'y avait qu'une demi-heure à attendre pour être bien. Plus qu'il n'en faut déboucher une bouteille... Nous avons fermé la bagnole et nous nous sommes mis en route, en nous suivant de près. Du carrefour, il fallait prendre un vague chemin très peu empierré qui montait droit sous les châtaigniers. Là, au moins l'épaisseur de la neige ne nous empêchait pas trop d'avancer.
On a fait les cent deux derniers mètres à tâtons, au jugé en se gelant et les fesses et les mains. ça a sérieusement dégénéré quand on est arrivé au hameau, à découvert. Là, ce n'était plus une vague couche de blanc mais une bien belle hauteur. L'altitude aidant, il y en avait un bon mètre. Nous n'allions pas renoncer si près du but. En nage, fumants, harassés, nous avons continué.
On a fait les vingt derniers mètres, nos bagages sur la tête, en levant les genoux comme de pauvres ours blancs en séjour de rééducation. Nous sommes enfin arrivés exténués, suffocants devant la porte de la maison... Nous avons un long moment cherché les clés dans le silence absolu de cette nuit neigeuse. Sans les trouver...
Nous ne nous sommes même pas disputés, nous ne nous sommes rien dit. Nous sommes redescendus à la voiture où, là encore, pour nous donner la bonne conscience d'avoir tout tenté nous avons continué pendant une longue heure à farfouiller, jusque sous les tapis de sol dans le froid glacé de cette nuit désormais pleinement blanchie... Puis, il a fallu nous rendre à l'évidence, aucun de nous n'avait pris les clés avant de partir... Puisqu'on on était absents de cette maison la plupart du temps, on avait rudement soigné les protections... On savait donc, sans hésiter, ce qui nous restait à faire pour ce soir, on savait qu'à moins de passer par le toit, ce qui pour ce soir était improbable, personne ne pourrait y entrer...
Alors, comme le tire-bouchon était DANS la maison, on a passé la première nuit sans dormir, à se congeler dans une bagnole, un devant, un derrière, sous deux mètres de neige fraîche, sans dormir à cause du froid, sans boire autre chose que de l'eau en morceaux, dans un silence empesé, comme les derniers des imbéciles à quelques mètres d'un lit douillet, près d'une cave pleine et d'une cheminée où on pouvait cuire un sanglier...
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Christian Cottard est né en 1953 et vit à Velleron où il exerce la profession de professeur d'EPS. Il publie régulièrement sur son blog, C'est pour dire ... (back)