(Swans - 16 juillet 2012) Depuis plusieurs années je m'occupe de voyage, multiculture et multilingualisme. Ma recherche m'a conduite à cette rencontre avec Claudio Magris, personnalité importante dans le milieu culturel italien et européen. Une interview sur l'art en relation à la réalité historique-sociale de nos jours et à ses langages; un voyage dans le voyage, en ce petit dialogue, en cherchant de comprendre le chemin d'un homme parmi des alphabets aux limites d'un nouvel "espace".
SAIEVA : Trieste, un pont entre des cultures, a beaucoup influé sur votre écriture, d'un point de vue idéologique et en même temps "linguistique". Vous, écrivain de frontière, visez très souvent à un monde harmonique -- dans le respect des différences culturelles -- et à une Europe engagée dans un projet communautaire pour la croissance des nations. Suite aux actuels événements de politique internationale, croyez-vous encore dans la chance historico-culturelle d'une Mitteleuropa?
MAGRIS : Oui, naturellement. A mon avis l'aspiration à un monde harmonique et même au respect des autres cultures est très fort. Mais je ne crois pas que tout ça puisse être identifié avec la Mitteleuropa (c'est à dire une Europe médiane vraiment unie au point de vue socio-culturel). En effet, ce mot-là est très ambivalent; c'est comme un chewing-gum. Le mot Mitteleuropa est né au milieu du XIXème siècle, pour indiquer la suprématie austroallemande-hongroise, surtout économique, dans la Région du Danube. Ensuite ce mot a dénoté un programme de nationalisme allemand et encore, selon von Srbik pendant le nazisme, une Europe plurinationale avec une hégémonie allemande. Ce mot a pour nous un sens composite, c'est à dire une koiné plurinationale. [...] La Mitteleuropa a été un idéal d'opposition aux fascismes et aux natonalismes des années vingt jusqu'aux années quarante ; puis, plus tard, dans les pays du rideau de fer, une opposition aux régimes soviétiques. [...] En refusant les philosophies totalitaristes, elle répresente la culture attentive à la privation, au particulier, à ce qui n'est pas conforme et donc à la différence. Une métaphore d'opposition à un type de vie americain. Après la chute des frontières, le Centre-Europe américanisé risque de submerger la Mitteleuropa.
SAIEVA : Si l'art est mystère, selon Claudio Magris la poésie peut-elle « découvrir le secret de la vie, déchirer le voile, enfoncer les portes, toucher les abysses où se cache la "perle"? » (Vous comprendrez donc). Donc l'engagement devient poésie, dans cette recherche-là?
MAGRIS : Dans quelques essais j'ai mis l'accent sur le péril narcissique littéraire et poétique. En effet un poème qui exprime la douleur causée par la mort d'un enfant, peut nous passioner par son style linguistique, la mélodie du vers, plus que par la souffrance de cet enfant-là. Je crois que l'art, certainement, cherche à dévoiler la vie et ses secrets. [...] Dans ce sens-là l'engagement devient poésie, quand elle se rapporte à la vie, aux tensions morales, aux exigences de justice, etc.
SAIEVA : En lisant quelques-uns de ses romans, en particulier À l'aveugle, on peut voir que le sujet historique est très important pour définir le sens de l'humain-inhumain. Selon Magris, dans quelle mesure, l'Histoire est-elle le "lieu" d'un « échange entre les frontières », de mondes culturels différents du nôtre?
MAGRIS : Oui, l'Histoire est un échange de frontières, le franchissement des limites est nécessaire, car il faut sortir et s'aventurer dans le monde, en se dépouillant de son identité pour se reconnaître dans les autres. [...] L'écrivain Glissant dit que les racines ne s'enfoncent pas dans l'obscurité atavique de l'origine, mais elles s'étendent à la surface, telles les branches d'un arbre, jusqu'à rencontrer d'autres branches et à les serrer de ses mains. Parfois l'échange est empêché et la frontière n'est plus un pont mais un mur qui partage avec férocité. Souvent les pays de frontières deviennent la patrie des nationalismes, les plus néfastes [...].
SAIEVA : Dans Vous comprendrez donc (voyage imaginaire dans l'outre-tombe) la réalité et le mythe se croisent. . Réalité et mythe sont-ils des "miroirs" qui dévoilent « le secret du début de la fin? » Les archétypes de l'amour, de la vie et de la mort peuvent-ils combler le vide existentiel?
MAGRIS : Dans Vous comprendrez donc je n'exprime pas ma conception philosophique et religieuse personnelle. La protagoniste veut éviter à l'homme aimé une découverte terrifiante: dans l'au-delà la vie et le monde ne se comprennent pas mieux que dans la vie terrestre. Je raconte une épiphanie dans laquelle la vie se montre d'une certaine façon, tandis que le landemain elle nous apparaît différente. Il y a des moments où la vie se révèle pleine de grâce et d'autres moments où elle se montre horrible. [...] Les miroirs ne se superposent pas, mais on peut dire que l'un est l'envers de l'autre.
SAIEVA : À votre avis, le multilingualisme cosmopolitain de Guido Monte peut-être-t-il une interprétation de ce monde chaotique et babélique et de son sens archétype?
MAGRIS : Je trouve intéressants les poèmes de Guido Monte surtout pour le multilingualisme, en particulier son approche de ce monde chaotique et babélique, mais je ne crois pas ce genre unique ni privilégié. L'écriture limpide et précise de Primo Levi est aussi capable de décrire le monde que le pastiche de Gadda.
SAIEVA : Dans ses œuvres la mer est un sujet qui revient... ce monde souterrain qui renferme beaucoup de voix, c'est à dire les différentes voix. Voulez-vous me donner une image: qu'est-ce que la mer pour Claudio Magris?
MAGRIS : Pour dire ce qu'est la mer selon moi, je devrais raconter toute ma vie ou citer tous mes livres.
« [...] je sens la mer comme un abandon [...] La mer est beucoup de choses; elle est une sorte de grand-père qui nous a tenu sur ses genoux. [...] La mer est la chose la plus ancienne et puissante, et je ne me lasse jamais de la regarder, de l'écouter. [...] La mer a naturellement ses heures et ses saisons; [...] La mer est concrète et physique. Mais elle est une mer de papier, la mer recréee et réinventée par la grande littérature; [...] ces mots, qui sont nés par elle-même et qui ensemble la font naître » [C'è di mezzo il mare].
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Francesca Saieva est née en 1972 et vit à Palerme, Sicile, où elle enseigne la philosophie et la pédagogie. (back)