Swans Commentary » swans.com 4 mai 2009  

 


 

 

Swans en français

 

Le nœud de l'intrigue
 

 

Marie Rennard

 

Nouvelle

 

A Jean-Philippe, never forget !

 

 

(Swans - 4 mai 2009)   Auguste Comte sifflotait en nouant la cravate que sa femme lui avait offerte la veille pour son anniversaire. C'était une cravate fauve à la ligne féline. Il ébaucha un sourire... sa femme s'était montrée elle aussi passablement féline, la veille, et câline. Câline, féline, quelle différence, tout ça c'était toujours une histoire de C... ou de F... pensa-t-il en pouffant. Il lissa la cravate d'un geste tendre, et eut la sensation qu'elle lui rendait sa caresse.

Auguste avala un café à la hâte et sortit. Il était particulièrement heureux de savoir que Clarisse lui avait pardonné sa dernière incartade. Cette fille n'avait eu aucune importance pour lui. Mais Clarisse était si pointilleuse sur le chapitre de la fidélité... Enfin, il avait gagné la partie, encore une fois, et il aurait eu tort de se priver des charmes confortables, presque bovins, de cette plantureuse blonde. Auguste tira, en marchant, sur le nœud de la cravate qui avait bougé et le serrait un peu.

Il acheta la feuille de chou locale et s'installa sur le cours pour déguster à petites gorgées une bière et les faits divers. C'était son dada du dimanche matin, spéculer sur les faits divers. Confortablement installé dans les ors et les glaces d'un décor empire, Auguste déplia le journal.

Le corps d'un baigneur originaire de Bordeaux en Gironde, porté disparu à Sète dans l'Hérault a été retrouvé sur une plage de Nice dans les Alpes Maritimes. L'homme avait disparu le 13 août vers 16 heures dans les heures de surveillance des plages.

Auguste pensa au malheureux qui ne s'attendait sans doute pas en entrant dans l'eau à ce que sa notice nécrologique soit si rondement rédigée par un maniaque de l'indicateur des départements et soupira sur cette mort sans gloire. Voyons, le suivant serait peut-être plus amusant.

Hier soir à sept heures la dame veuve Plaisant, née Vachier, a été trouvée blessée à la tête en son domicile. Une amie l'avait trouvée gissant au sol, et croyait à un crime Les médecins et la police arrivés dès les premiers moments ont conclu à une simple chute due au vertige. Ils ont constaté une blessure à la tête due à la chute. En raison de l'âge de la malade, 86 ans, les médecins ont ordonné qu'elle soit couchée chaudement sans autres préventions que celles à prendre pour soigner les vieillards à la santé fragile. La Dame Plaisant est décédée ce matin.

L'histoire lui arracha un sourire qui resta suspendu sur ses lèvres : une splendide créature s'avançait. Auguste s'apprêtait à débiter son compliment quand il crispa en grimaçant sa main gauche sur le nœud de la cravate. Les mots s'étaient étranglés dans sa gorge, et il aurait pu jurer que la cravate l'avait serré délibérément.

Blême, Auguste s'efforça de la dénouer, mais ses doigts tremblants lui refusaient tout service. Il avait toujours joui d'une excellente santé mentale, mais ce qui venait de se passer lui laissait une hideuse sensation de malaise. Il avait eu la certitude, un fugitif instant, que la cravate avait réagi à son regard posé sur la demoiselle. Sa nature éminemment conformiste s'insurgeait de cette idée absurde. Auguste décida d'abréger sa promenade dominicale et de rentrer chez lui. Sa femme l'accueillit d'un sourire et vint frotter sur la cravate le bout de son nez.

Prétextant l'envie de déjeuner en tenue décontractée, il la pria de l'aider à l'ôter.

Clarisse, levant les bras, défit le nœud et lissa le tissu. Les narines d'Auguste se pincèrent d'angoisse, il avait entendu la cravate ronronner doucement. Il se servit un apéritif au bar en suivant sa femme des yeux, mais Clarisse disparaissait déjà dans la chambre, elle ne s'était apparemment rendu compte de rien, il l'entendait chantonner en ouvrant le placard.

Il pensa qu'il ne l'avait pas vue aussi gaie depuis longtemps. La nuit dernière avait vraiment dû la combler.

Il en oublia ses soucis, chassant ses hallucinations d'un revers de la main. Il n'allait pas se mettre à dérailler quand tout s'arrangeait. D'habitude Clarisse le boudait plusieurs semaines quand elle apprenait l'un de ses petits délassements. Là, elle avait pardonné en quarante huit heures, et lui avait quand même donné son cadeau d'anniversaire. C'en était même surprenant.

Une nouvelle idée invraisemblable figea Auguste en position semi assise au dessus du canapé, son verre à la main. Clarisse aurait-elle ensorcelé la cravate ? Allons, il devenait complètement fou cette fois. Il vida son verre d'un trait avant de se lever pour se resservir.

Au sortir de sa douche le lundi matin, Auguste avait pris la ferme décision de ne pas remettre la cravate. Dans le doute, abstiens toi, prônaient les almanachs. Même, et surtout, si les doutes volaient sur les ailes de la déraison, mieux valait, pensait-il, se fier à une séculaire sagesse. Il enfila un costume rayé sur un col ouvert, saisit son attaché case et fila vers la porte sur un furtif « salut ! ».

En vain. Clarisse l'avait précédé dans l'entrée, armée d'un sourire et de la cravate. Auguste pâlit et se laissa faire, tremblant d'angoisse et de la honte rentrée de ses puériles frayeurs. Au premier carrefour, sa mallette coincée entre les jambes, il s'appliqua à défaire l'irréprochable nœud de Clarisse. Comme la veille, il échoua, et de grosses gouttes de sueur coulaient sur sa figure lorsqu'il poussa la porte de son ami crémier. Auguste sentait l'urgence de confier ses idées folles à une oreille compétente.

Ferdinand Roux était un homme jovial que son tablier blanc tendu sur son gros ventre serrait juste à point, lui assurant un confort maximum ; il y essuyait sensuellement sa main grasse quand il avait longtemps caressé ses fromages pour apaiser le stress que leur communiquaient les clients.

Inventeur du calmembert en granules, qui n'avait jamais reçu d'homologation, détenteur d'un IgNobel pour l'élaboration d'une table d'accouchement rotative utilisant la force centrifuge pour faciliter l'expulsion des nouveaux-nés, il s'était tourné depuis quelques années vers le commerce de proximité. Il y appliquait à son plus grand bénéfice les connaissances en psychiatrie qu'il avait acquises lors de ses années d'internat à l'hôpital Saint Fada, détournant à son profit la clientèle des psychologues diplômés du quartier, apaisant les angoisses du chaland tant par son oreille attentive que par l'effet magique des calmemberts de son cru qu'il vendait sous le comptoir.

Ferdinand Roux n'eut aucun mal à déceler l'extrême agitation dans laquelle se débattait Auguste. A cette heure matinale, l'échoppe était vide et l'inquiétude qui émanait d'Auguste se transmit directement aux fromages.

Ferdinand enclencha en fond sonore une ariette de Mozart et les effluves d'angoisse refluèrent en même temps qu'il entraînait Auguste vers le confessionnal. Les deux cabines séparées par une cloison de cagettes et isolées par un rideau de douche abritaient les clients dont les doutes étaient trop sérieux ou intimes pour être traités à la cantonade derrière le comptoir.

Auguste s'épongea le front dans un sac de jute qui traînait là et se livra d'une voix hachée à l'écoute taciturne de Ferdinand. Clarisse essayait de le tuer avec une cravate. A la formuler à mi-voix dans l'intimité des cagettes, Auguste prenait plus nettement conscience de l'incongruité de son accusation. Elle n'en restait pas moins réelle et terrifiante pour lui, et son malaise s'accrût encore.

Ferdinand, la mine grave, retourna à son comptoir et prescrivit à Auguste une livre de beurre par jour, à étaler sur ses tartines. Les tartines pour l'énergie et les sucres lents, le beurre pour lubrifier le nœud de cravate. Il s'agissait, expliqua-t-il, de combattre l'absurdus délirium dont était victime son ami par un absurdus curarium de son invention. Auguste ingurgita la première tartine et tira sur le nœud qui n'opposa aucune résistance. Dans un élan de gratitude il embrassa les joues rouges de Ferdinand et fonça, sa confiance retrouvée, vers son travail de courtier.

Auguste avait pris un kilo le soir même, mais la cravate n'avait plus bougé. Il regardait, serein, Clarisse qui s'affairait au repas du soir en lui jetant des coups d'œil curieux, incapable de se douter que son plan de vengeance avait été neutralisé.

Il passa une nuit paisible, rêvant même de prendre une revanche sur la piètre tentative de sa femme en rajoutant bientôt une tête à son tableau de chasse.

Les manœuvres de Clarisse pour l'amener à mettre la cravate avant qu'il ne parte au bureau l'amusaient maintenant. La vaine duplicité des femmes méritait une majuscule pensa-t-il en franchissant la porte le jeudi matin. Elle n'avait pas du tout la mine d'un assassin, et hormis ses efforts quotidiens pour nouer elle même l'arme du crime, sa femme n'avait rien changé à ses habitudes.

Auguste passa chez Ferdinand pour le remercier de son aide et faire le plein de beurre. Ils se donnèrent rendez vous pour boire une bière sur le cours en fin de journée.

Ferdinand arriva vers vingt heures. Un attroupement s'était formé autour des tables de la terrasse, au centre duquel gisait Auguste. Une très jeune femme agenouillée derrière lui, lui soulevait la tête, et un filet de bave coulait de ses lèvres gonflées. Son visage violacé prit soudain la teinte d'un plâtre jauni par le temps et il expira en renversant la tête entre les cuisses de la fille.

Le dimanche suivant, Clarisse s'arrêta un instant pour boire un café dans le bistro préféré d'Auguste avant d'aller prendre la tête du convoi funèbre. S'emparant du journal local, elle l'ouvrit à la rubrique des faits divers.

Auguste Comte, domicilié rue des Mauvestis, est décédé jeudi soir au café des Deux Garçons. La mort a été causée par un arrêt cardiaque alors qu'il buvait l'apéritif en compagnie d'une femme de mauvaises mœurs. Selon le médecin qui a signé le certificat de décès, la défaillance cardiaque pourrait être la conséquence d'une trop grande excitation pré-coïtale. On ne saurait trop déplorer les ravages que le manque de morale exerce sur notre belle jeunesse. La péripatéticienne a été déférée au parquet et mise en examen pour homicide involontaire.

Clarisse sourit en caressant dans son sac à main le tout petit accroc fait par Auguste à la cravate quand, crispé dans son agonie, il en avait arraché le dard dont la piqûre avait été fatale. Elle déposerait son dernier cadeau d'anniversaire sur sa tombe avant de quitter le cimetière, en souvenir de leurs amours perdues.

 

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Swans -- ISSN: 1554-4915
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Published May 4, 2009



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