(Swans - 25 avril 2011) « On avance à l'aveugle dans une direction inconnue, mais plus on recule et plus l'horizon s'élargit, à notre regard le paysage de la vie apparaît plus vaste... » (C. Magris, Itaca e oltre [Trieste: une identité de frontière], 1999).
Je viens de lire le roman À l'aveugle de Claudio Magris. Mes yeux sont fixés à l'interrogation de la dernière page: « Comment ça va? » (C. Magris, Alla cieca [À l'aveugle], 2005). Une question de « dernière-première » page, à laquelle on peut répondre d'emblée : ça ne va pas du tout.
Mais un point d'interrogation n'est qu'un commencement et une conclusion de l'Histoire, où l'œil humain est myope, il n'arrive pas à voir aucun répit ; donc, une histoire qui « devient » à l'aveugle. Un « récit du voyage, car le voyage est un préambule ininterrompu, le prélude à quelque chose qui reste indéfiniment en suspens et dont on ne devine jamais la fin » (B. Westphal, Austro-fictions: une géographie de l'intime, Publication Univ. Rouen Havre, 2010).
Claudio Magris, écrivain, journaliste, homme de lettres et germaniste, également candidat, plusieurs fois, au prix Nobel de littérature, raconte dans À l'aveugle une épopée historique, un voyage de vies humaines dans des idéologies barbares, et donc ses conséquences néfastes ; un roman-odyssée parmi les « géographies du temps » (de l'annexion de la Tasmanie à la Grande-Bretagne comme colonie pénitentiaire en 1802, jusqu'à la fin de l'URSS en 1981 avec ses événements annexés) parmi les « îles » confluentes dans une seule mer. Car Magris est l'écrivain du voyage (ses œuvres nous le confirment) et de son mystère universel renfermé dans les fragments du temps, dans les coffrets de l'obscurité, pour se dilater entre les « périphériques » étincelles multicolores qui brillent et « les fragments des astres explosés et lancés dans l'espace noir, où ils coulent à pic et s'éteignent » (À l'aveugle).
L'ailleurs revit dans les multiples 'je' des personnages-protagonistes, dans les microcosmes enterrés, invisibles à l'œil nu mais tranchants sur la peau brûlée, torturée des dissidents, des forçats, des reclus, des fous, des hommes dans le voyage d'un aller sans retour.
Tout devient le miroir de la totalité, aussi que le gouffre sans gouffre de la mer, avec ses courants insaisissables quelquefois pour le vent. « Tout a un sens et tout n'a pas de sens -- dit Guido Monte -- tout se réunit et se synthétise dans un paysage de sable, de soleil et de vent qui rompt un instant la chaîne des horreurs ou les silhouettes de créatures oubliées qui reviennent du passé et se matérialisent ».
La recherche originelle déterre, sonde et devient histoire en présence d'un n'importe quel dictateur 'Tito'. En particulier À l'aveugle est l'histoire du forçat Jorgen Jorgensen, le roi d'Islande; du camarade Cippico, de son voyage du lager à Goli Otok (Île Chauve) où Tito emprisonnait les dissidents; des révolutionnaires trompés par leur idéologie. Les mots de Magris fouettent, quand il écrit: « Il [Jorgen] est mort à Dachau; il a eu la chance d'avoir été torturé et massacré par les SS, non pas par les camarades » (À l'aveugle).
L'amertume se mêle au paradoxe avec un sentiment nostalgique tel l'absence qui déchire la réalité; au-delà de connexions rassurantes, seuls la violence et la matière sauvages (Magris in C. Pozzoli, L'utopia possibile: per una critica della follia politica, 1992).
Oui on trouve, dans la souffrance des hommes « blessés » par la vie, le sens cosmique de l'écriture dans le voyage du jour-nuit entre les divinités et les démons. Quand « les sosies, qui demeurent au fond du cœur, démentent les valeurs -- car -- la littérature est aussi une descente en Enfer, à ce que (selon Flaubert) on appelle les latrines du cœur » (C. Magris, Corriere della sera, octobre 2007).
Ça peut-être car la voix impartiale de cordes différentes ainsi que les passions antithétiques (Alfabeti), selon Magris, reconstituent le sens d'une écriture totale, cosmopolite dans les frontières géographiques et sociales. Quelques extraits de son discours du 19 octobre 2009 à Francfort, pour un prix pour la paix, nous indiquent des routes pour l'intégration conçue comme un mélange.
« L'obsession de l'universalité de la guerre, en pensant à sa condition inévitable et inséparable de la vie, est une méprise qui attente à la paix », et encore « aujourd'hui il y a d'autres limites qui menacent la paix, des frontières invisibles dans nos villes, entre nous et les nouveaux arrivés du monde entier, que nous avons du mal à reconnaître » (C. Magris, Corriere della sera, octobre 2009).
Donc le « devoir » de la littérature est ardu, dans la tentative d'un cosmopolitisme « créatif », à travers des techniques linguistiques et meta-linguistiques, pour une conjonction de lieux, d'idées, de cultures avec un seul sens originaire, archétype tel universel humain.
Les mots doivent « embrasser l'infini au silence et mélanger tous les genres littéraires pour aller jusqu'à la borne de ce qu'on peut dire » (C. Magris, Corriere della sera, décembre 1995).
Écrire c'est transcrire, traduire aussi et interpréter. Je pense mélanger toutes les langues possibles tandis que l'origine du mot oublie son identité en devenant « autre ». « Sous les paupières il y a de petits points, des cercles et des globes, qui se multiplient et tournent en tourbillonnant, et changent de couleur et de forme » (À l'aveugle).
C'est peut-être pour cela que Claudio Magris a dit de Àdhara de Guido Monte (un voyage multi-langues dans l'outre-tombe vers l'origine): « Pour ce qui concerne Àdhara, je crois que cette poésie multi-langues n'est pas seulement une expression d'une créativité personnelle et même rare, mais aussi un geste de pionnier, l'indication d'une route. Aujourd'hui seulement le langage de la poésie peut se sauver de l'homologation et de la banalité, partout gagnantes et ce langage de la poésie trouve son expression, la plus haute, juste dans ce mélange qui devient, dans son cas, un métissage organique » (Lettre de Magris à Guido Monte, 19 marzo 2011: "[...] Quanto ad Àdhara, io credo che questa poesia multilingue sia non solo espressione di una creatività personale certamente rara, ma anche un gesto pioneristico, l'indicazione di una strada. Oggi forse solo il linguaggio della poesia può resistere all'omologazione, alla banalizzazione dovunque vincenti e questo linguaggio della poesia trova la sua forma più alta proprio in questa mescolanza che, nel suo caso, diventa un meticciato organico").
Un métissage pour une poésie où « les émotions -- selon Monte -- recherchent le sens de tout, en se confrontant à la vanité de tout ».
Un chemin oublié où l'on avance, pendant que le temps se rétrécit et qu'un gros lézard perd sans cesse sa queue; un nouvel horizon pour se demander: "cette bouillie a-t-elle une histoire, une vie?" (À l'aveugle).
[ed. Learn more about Claudio Magris and Guido Monte.]
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Francesca Saieva est née en 1972 et vit à Palerme, Sicile, où elle enseigne la philosophie et la pédagogie. (back)