Swans Commentary » swans.com 30 janvier 2012  

 


 

 

Swans en français

 

Claudio Magris, écrivain de frontière contre l'indifférence
 

 

Francesca Saieva

 

 

 

 

« Au fond, nous sommes des cercles dans le tronc des arbres: toutes les années sont présentes, et les hommes, vivants ou morts, ils existent. » (C. Magris in C. Magris, M. Alloni Se non siamo innocenti, 2011.)

 

(Swans - 30 janvier 2012)   Il y a quelques mois j'ai écrit pour Swans l'article "Voyage vers d'infinies patries dans un seul Livre: Claudio Magris."

A ce moment-là je n'avais pas encore pensé articuler des réflexions pour expliquer la conception socio-culturelle de Magris. Cette idée s'est imposée à mesure de ma réflexion à propos de ces "étranges jours" de la crise mondiale. Je pense à une situation globale, car il est limitatif de penser la crise contemporaine comme une prérogative euro-américaine. En particulier, l'Italie vit des jours très difficiles, la crise économico-politique a envahi le pays, c'est pour ça que les places s'indignent face aux conséquences sociales terrifiantes, à cause d'une réponse insuffisante du gouvernement vis-à-vis de ces urgences (immigration, dette publique, chômage).

D'après ces faits, je crois donc qu'il est important et utile d'observer le regard d'un intellectuel "cosmopolite" sur les désordres et des conflits sociaux qui assiègent notre époque.

L'écrivain Magris né en 1939 à Trieste (où il enseigne), une ville-pont parmi les cultures, a été nommé écrivain de frontière. Plusieurs fois cité comme possible lauréat du prix Nobel de littérature, spécialiste de littérature mitteleuropéenne, auteur intéressé par la perspective metalinguistique, il écrit des articles pour le Corriere della Sera.

Homme d'étude, attentif aux flux historiques et partisan convaincu de l'échange de frontières, il fait de son écriture un acte d'accusation contre toute accoutumance, toute indifférence envers la livide hostilité qui s'acharne "sur l'étranger, sur le misérable, sur celui qui est différent au point de vue social et ethnique" (Corriere della Sera, 2011).

Son écriture est éthique, elle encourage l'engagement qui peut réduire la distance entre une éthique de la conviction et une éthique de la responsabilité, car Magris affirme (selon la matrice de Weber), que la morale est toujours contradictoire et donc, c'est un "problème." On doit "interroger" la morale, pour en saisir la contradiction. La conviction est déterminée par des idées absolues "que l'on doit faire suivre de la considération des conséquences de notre action," donc une éthique de la responsabilité. (Se non siamo innocenti)

Dans À l'aveugle, par example, roman-odyssée (où l'on raconte de l'annexion de la Tasmanie à la Grand-Bretagne comme colonie pénitentiaire en 1802, jusqu'à la fin de l'URSS en 1991 avec ses événements annexes), l'auteur décrit les conséquences néfastes de la dégénerescence idéologique du totalitarisme, en renvoyant au sens des responsabilités que toute littérature engagée doit avoir.

En effet "une œuvre littéraire, même si née d'une situation individuelle, en se montrant à tout le monde et donc, en ayant un contenu moral, devient même politique, car elle entre dans la vie, dans les idées, dans les sentiments de la polis, de la communauté." (Corriere della Sera, 2007)

Dans les livres de Magris on trouve le voyage à travers l'écriture, la mémoire historique, c'est à dire la recherche d'un ailleurs à l'intérieur de mondes souterrains qui montrent un Je fragmentaire; un voyage tel qu'une utopie possible, malgré l'époque du désenchantement, dans "la conscience que le respect est ce qui donne le sens du sacré et de l'égalité des droits humains" (Se non siamo innocenti). En ces termes l'œuvre littéraire peut être démocratique, elle peut éteindre la pensée réactionnaire; donc elle peut comprendre et écouter les autres "les millions que nous ne connaissons pas [...] réels et concrets tel que nous." La démocratie peut être réellement poétique, écrit Magris, car elle se met à la place des autres, comme Tolstoi avec Anna Karenina, et donc même à la place des naufragés au fond de la mer" (Corriere della Sera, 2011). Se mettre à la place des autres pour éviter le déclin du sens du futur car la vie n'est pas innocente. La violence et l'injustice sont dans le monde; notre engagement moral, selon Magris, "ce n'est pas d'avoir la robe blanche, mais s'il le faut, de la salir; par exemple même pour bander une blessure ou nettoyer un plancher" (Se non siamo innocenti).

Bander une blessure ou nettoyer un plancher: tout cela représente le sens de responsabilité qui implique et qui fait participer tous les hommes, en reconnaissant et en montrant l'ambiguité des actions partagées entre le sens moral et le désir à faire. La littérature a son but, c'est à dire une authentique dimension morale et un engagement politique. Car "la littérature est éducation à l'humain, seulement quand elle se propose d'éduquer par l'instinct, avec la représentation des choses, alors elle est efficace" (Corriere della Sera, 2007). En racontant la vie, l'œuvre littéraire donne son jugement implicite aux gens, aux images et situations qui changent dans le temps, en montrant la loyauté ou le mensonge, la peur et le courage. Dans le mélange de ce qui est authentique et ambigu, on vit entre la faute et l'innocence, ingnorants d'être "irresponsables et jamais impliqués personnellement," pour ce qui concerne les faits du monde. Cet irresponsabilité est ce qu'on appelle indifférence. La réalité (on ne comprend pas ce qui est loin de nous) est pour nous étrangère et donc nous laisse indifférents. Mais la vie nous met devant de grandes épreuves, des choix qu'on doit supporter par "ce sens de respect de la réalité -- dit Magris -- aussi quand ils compromettent notre vie." Mettre en question la réalité signifie avoir le respect des autres, comprendre immédiatement l'identité du mal et de la stupidité. (Se non siamo innocenti)

Je mentionne une partie du discours que Magris a prononcé en 2009 à Francfort pour le « Friedenspreis des deutschen Buchhandels », pour éviter, que "ces discours soient seulement morale."

"La guerre est dans l'air telle une menace ou une réalité objective. [...] Elle revet beaucoup de visages; elle s'insinue et se camoufle dans plusieurs formes; elle n'est pas seulement le massacre du Biafra, le 11 septembre à New York ou les tonnes de méthyle à Bhopal, qui ont causé beaucoup de morts. La guerre est le trafic d'organes d'enfants assassinés, elle est 'chaîne' ininterrompue des victimes de la mafia pour défendre son chiffre d'affaires de grande multinationale. [...] Aujourd'hui la guerre est 'sans limites.' [...] Face aux dimensions mondiales de ces catastrophes, l'actuelle faiblesse et incohérence de l'Europe apparaissent très pénibles et coupables. Seule une Europe réellement unie, un véritable état -- naturellement fédéral et décentralisé -- pourrait avoir la capacité d'aborder des problèmes qui ne sont plus nationnaux. L'Europe a un engagement ardu, elle doit s'ouvrir aux autres cultures de nouveaux européens qui viennent du monde entier pour l'enrichir de leur diversité. Donc, nous mettre en question et nous s'ouvrir au dialogue avec les autres systèmes de valeurs. [...] Imposer nos valeurs fondamentales, c'est à dire l'égalité des droits de tous les citoyens sans considération de sexe, de religion ou d'ethnie. Mais jusque là, l'Europe sera seulement une action parallèle, notre réalité, comme dans l'œuvre de Musil, sera en l'air."

Les mots de Magris sont toujours actuels et ils expriment son espoir d'une chance historique-culturelle future de Mitteleuropa (c'est à dire une Europe médiane vraiment unie au point de vue socio-culturel) selon l'appel à la conscience plurinationale aujourd'hui malheureusement de plus en plus oubliée.

 

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Francesca Saieva est née en 1972 et vit à Palerme, Sicile, où elle enseigne la philosophie et la pédagogie.   (back)

 

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Published January 30, 2012



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