(Swans - 17 mai 2010) L'ana, bien connu des cruciverbistes, est un genre littéraire obsolète et délicieux, recueil d'anecdotes et bons mots des grands - ou moins grands esprits de ce monde, particulièrement en vogue à la fin du 17ème et au 18ème siècles. Ces ana sont le reflet de leur temps, et témoignent que « la peopolisation » qu'on présente si souvent comme un travers contemporain était alors déjà la règle. Le poète romantique Coleridge fut d'ailleurs le premier à nommer ce phénomène qu'il déplorait en le baptisant Âge de la Personnalité.
Ils sont essentiellement consacrés, via une liste d'anecdotes, à un personnage, ou à un sujet précis. Ainsi le mythique Maranzakiniana nous livre les bons mots du sire Maranzak, écuyer de Madame la Duchesse de Bourbon Condé, (1) qui riait tant à ses saillies absconses qu'elle avait prié l'abbé Grécourt de les immortaliser pour la postérité, et qu'elle fit tirer en 1730 à douze exemplaires, dont le dernier connu semble être celui qui figurait dans la bibliothèque de Nodier - qu'il avait annoté de sa main et dont la trace semble s'être perdue. 150 exemplaires, dont quelques-uns circulent encore, seront réédités en 1875. Si cet ouvrage a quelque réputation chez les bibliophiles, c'est que la rareté du contenu est égale à celle du livre lui-même. À la suite d'une confusion des frères Goncourt, le Maranzakiniana, alors introuvable, acquit la réputation d'un livre libertin. Réputation d'autant plus injustifiée que Maranzak semble surtout avoir été l'authentique précurseur des extravagants hétéroclites que furent les artistes de l'absurde. Ce vin, s'exclame-t-il, est mordieu jaune comme de l'encre ! Ionesco n'est pas très éloigné de l'officier de chasse qui n'a pas fait partir les chevaux de peur qu'ils ne fussent percez. Mais hormis quelques savoureux traits similaires dans l'esprit, le Maranzakiniana est, pour le lecteur contemporain, particulièrement hermétique.
Heureusement, presque toutes les éditions de ce genre d'ouvrages sont agrémentées de savoureux et désuets prolégomènes savants qui nous livrent les clés sans lesquelles nous aurions quelquefois bien du mal à situer les personnages secondaires du Gotha qu'ils mettent en scène.
Parmi les grands esprits dont les admirateurs notent, dans les salons, les anecdotes, saillies, réparties, traits d'esprits, bons mots, etc, etc (2) pour les transmettre à la postérité, on retrouve Ménage, Voltaire, Bossuet, Chateaubriand, Molière, ou Malesherbes.
D'autres ana sont, eux, consacrés à un sujet particulier, avec bien sûr en tête du palmarès l'humour, la gaudriole et les particularités régionales. Les auteurs en sont variés. Des hommes d'église - après Grécourt, l'Abbé Claude Cherrier, (3) mort en 1738, censeur (très-indulgent) et grand amateur de facéties, signe un Polissoniana ou Recueil de turlupinades, quolibets, rébus, etc. ; des hommes de Loi, tel Oscar Ledru, qui signe le Cuckoldiana, ou recueil de bons mots, naïvetés et quiproquos plaisants de cocus de tous rangs, anciens et modernes ; des hommes de Lettres, ou bien des anonymes, comme l'auteur du précieux Dictionnaire d'anecdotes, des traits singuliers et caractéristiques, historiettes, bons mots, naïvetés, saillies, réparties ingénieuses etc, etc.
Ces ouvrages, (4) qu'on était réduit autrefois à découvrir par hasard chez les bouquinistes, sont pour certains désormais disponibles sur le web, bonne fortune des curieux. L'esprit piquant et moqueur, si présent chez les classiques du grand siècle est aussi perceptible dans ces ouvrages anonymes, assez proches de nos Brèves de Comptoirs. Le carrosse d'un évêque, lit-on dans ce Dictionnaire d'anecdotes, se trouva arrêté dans un grand chemin par une charrette. Son cocher eut beau crier au charretier de se ranger, l'injurier, le menacer, celui-ci tint ferme et ne demeure point en reste. Le prélat, impatienté, mit la tête à la portière et voyant un gros garçon, hardi et vigoureux : Mon ami, lui dit-il, vous m'avez l'air d'être mieux nourri qu'appris. Pardieu, Monseigneur, répond le Pitaut, cela n'est point étonnant, c'est nous qui nous nourrissons, et c'est vous qui nous instruisez.
L'intemporalité de la répartie montre bien qu'au-delà du décor et des costumes d'époque, la raillerie et l'irrévérence font toujours sourire de la même façon. Les mêmes causes, aujourd'hui comme autrefois, produisent les mêmes effets. Le pouvoir, l'amour, l'argent sont les principaux thèmes des citations rapportées. Mais les thèmes secondaires ne manquent pas. L'Angotiana, élite de calembourgs contenant les amours du Père Vertisseur, est tout entier dédié au jeu de mot et à la gaudriole, le Gasconiana aux bons mots des habitants du bord de la Garonne, le Médiciana traite lui d'anecdotes pharmacopoles... On le voit, tout est prétexte à s'esclaffer, et il y a fort à parier qu'une réédition du Merdiana, ou manuel des chieurs, propre à certain usage connaîtrait aujourd'hui un succès indéniable, montrant, encore une fois que certains sujets, de Sénèque à nos jours, sont l'actualité du rire - quelle qu'en soit l'expression.
Et puisque l'expression, justement, est essentiellement ce qui fait la différence entre un ouvrage du 18ème siècle et le nôtre, nous conclurons, en forme de clin d'œil à Guido Monte, en mentionnant l'inattendu Macaroneana, recueil de littérature macaronique, genre qui n'est pas sans rappeler les fameux Blendings de notre poète foutraque...
Let a friar of some order tecum pernoctare
Either thy wife or thy daughter hic vult violare
Or thy son it will prefer, sicut fortem fortis
God give such a friar pain in Inferni portis...
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Notes
1. « Fille illégitime de Louis XIV et de la Montespan. (back)
2. Les titres des ana sont le plus souvent extrêmement longs et détaillés, et presque invariablement clos d'un etc pour parer à toute éventualité. (back)
3. Surnommé « l'abbé Gras-Double », à cause de sa corpulence, ami de Piron qui disait de lui « En tout un gros réjoui ... qui n'avait de bréviaire que sa bouteille. » Jacques Rouvière, Dix siècles d'humour dans la littérature française. Plon (back)
4. Peignot, dans son Répertoire de bibliographies spéciales (Paris 1810), indique cent trois ana différents. (back)