Thibaut, il me souvient qu'aux dernières estrainnes,
D'une paire de gands tu me donnas les miennes.
Je te veux ore faire un semblable present :
Je veux le gand chanter en ton nom à present.
—Jean Godar (1564-1630), Le gant
(Swans - 6 septembre 2010) Le gant, si poétiquement chanté par Jean Godar qui en attribue l'invention à Vénus, n'est accessoire de raffinement de la vêture féminine que depuis la Renaissance.
D'abord exclusivement utilisé par les jardiniers, puis longtemps réservé aux seuls hommes, notamment pour monter à cheval, on le trouve cependant déjà aux mains des pugilistes dès l'antiquité égyptienne. (1)
Parmi les plus célèbres aficionados du gant, on trouve Anne Boleyn, qui, affligée d'une disgrâce à l'auriculaire, ne quittait les siens que lorsque sa rivale et légitime épouse d'Henri VIII d'Angleterre, Catherine d'Aragon, la contraignait à jouer aux cartes à sa table où elle avait obligation de se déganter, en espérant dégoûter ainsi son époux de sa maîtresse ; le célèbre naturaliste Buffon, qui n'écrivait jamais que proprement ganté ; Edouard VII d'Angleterre, qui ne mettait les siens qu'une fois, et en consommait jusqu'à trois paires par jour ; Brummel, arbitre des élégances londoniennes, qui au dix-neuvième siècle faisait tailler les siens dans des peaux minces comme une mousseline et confiait la confection de chacun des doigts à un ouvrier différent ; Barbey d'Aurevilly, inséparable de ses gants blancs à nervure d'or ; Jeanne d'Albret, morte selon Dumas d'avoir porté ceux, parfumés à l'arsenic, que lui aurait offerts Catherine de Médicis, qui les mit à la mode à la cour de France ; Michael Jackson, dont le gant à paillettes a atteint la coquette somme de 350 000 dollars à une vente aux enchères après sa mort ; et bien sûr Hilarion Lefuneste, l'inséparable voisin d'Achille talon, systématiquement affublé de gants grossiers d'un marron indéfinissable.
La couleur des gants parle de leur propriétaire autant que leur facture. Ne dit-on pas, au dix neuvième siècle, se reverdir pour remettre ses gants, le gant vert désignant à coup sûr le bourgeois de province, qui ne déroge jamais à sa teinte d'uniforme. La femme du monde le préfèrera jaune paille, et du dernier fendu, disent les précieuses au dix-huitième. Ceux de la grisette, nous révèle Le cousin d'un homme d'esprit, auteur en 1843 de « La physiologie du gant », sont d'une couleur aussi douteuse que sa vertu (à ce propos, on dit d'une demoiselle qui a déjà eu quelque commerce de galanterie qu'elle a perdu les siens) ; violets pour les évêques, rouges pour les cardinaux, il est de bon ton, en société, d'en varier la teinte selon l'heure du jour.
En 1844, peut-on lire dans un exemplaire de « Lectures pour tous » de 1906, la baronne de Maistre recevait un étranger : un des familiers de son salon, Roger de Beauvoir, arriva à midi avec des gants lilas ; à deux heures, il les remplaça par des gants jaunes, à quatre heures, il enfilait des gants blancs. L'étranger, inquiet, se pencha alors vers la maîtresse de maison et à voix basse lui demanda « ce jeune homme doit être atteint d'une maladie bien grave : voilà déjà trois fois que ses mains changent de couleur ».
Mais le gant est, avant de devenir colifichet, un symbole fort. De pouvoir, tout d'abord, et d'autorité, comme la main de justice. La paire de gants que l'on bénissait à Reims lors de la cérémonie du sacre des rois de France exprimait symboliquement que le monarque, tenant son autorité de la main de Dieu, devait l'exercer religieusement.
La cession d'une terre par un seigneur à un vassal, à l'époque féodale, portait le nom de droit de gant, et François Genin, dans ses « récréations philologiques » en 1858 rapporte que lors d'une vente de terrain, le vendeur en présence de témoins remettait à l'acquéreur un gant rempli de terre prise dans le champ vendu et, par ce symbole frappant, le nouveau propriétaire était investi plus sûrement encore que par le grimoire en parchemin. C'était une saisine matérielle : on avait vu, ce qui s'appelle vu, la terre changer de maître et la foi publique était garante de la réalité de l'échange. (2) Pratique sans doute à l'origine de l'expression « avoir les gants de quelque chose », c'est-à-dire être légitimement habilité à exercer un quelconque pouvoir.
Dès le bas moyen-âge, les gens d'église, curés ou moines, prennent l'habitude de porter des gants, jusqu'à ce qu'en 817, au concile d'Aix la Chapelle, les autorités ecclésiastiques décident de les leur interdire. Ce n'est qu'à partir du concile de Poitiers, en 1010, que leur port sera autorisé aux seuls évêques, en même temps que celui des bagues et des sandales.
Les juges, eux non plus, ne sont pas autorisés à porter de gants dans l'exercice de leur fonction, pas plus que les acteurs au théâtre, et à la cour de Louis XIV, rapporte Disraeli dans ses « Curiosities of Litterature », il est interdit de pénétrer ganté dans les petites ou les grandes écuries du Roi, qui lui-même ne se plie qu'à moitié cette règle de l'étiquette, en n'enlevant qu'un seul de ses gants sur le seuil. Omettait-on de remplir cette obligation, un des palefreniers allait vite cueillir quelques fleurs et venait présenter un bouquet à celui qui avait oublié d'ôter ses gants. C'était une amende qu'il fallait acquitter de bonne grâce. (3)
Tout aussi anecdotiquement, en Angleterre, il a été longtemps d'usage de distribuer une fois l'an à ses plus fidèles serviteurs la glove money - littéralement « argent de gants » pour les remercier de leurs offices, coutume qui est à l'origine de l'expression to give a pair of gloves pour désigner un présent offert en récompense d'un service ; et les lois des visigoths, nous rappelle Michelet dans « Les origines du Droit Français » autorisaient les voyageurs à cueillir trois pommes sur un pommier ... et prendre des noix plein le gant.
De cuir, de velours, de dentelle ou de soie, gant long ou coupé, aujourd'hui appelé mitaine (la moufle de nos amis canadiens), on lit dans « Les mélanges tirés d'une grande bibliothèque » (4) que, pour faire de beaux et bons gants, il falloit que trois royaumes y concourussent : l'Espagne, pour préparer et passer les peaux ; la France, pour les tailler ; l'Angleterre, pour les coudre, parce que les Anglois avoient déjà imaginé des aiguilles particulières pour bien coudre les gants, ce qui est assez difficile. Le premier exemple de mondialisation ? Très vite, pourtant, la France, notamment avec Grenoble et Millau, va prendre le leadership du marché pour cent cinquante ans, le temps nécessaire aux Chinois de se réveiller. Les premiers ateliers de gantiers de Grenoble datent de 1328. En 1704, ils sont trois cents ouvriers et mille couturières à travailler sous l'égide de douze maîtres gantiers pour une production annuelle de 15000 douzaines de paires (5) exportées dans le monde entier. Les rues de Boston, Londres, New York ou Paris témoignent encore aujourd'hui de cette activité. En 1830, la fabrication de gants en France atteint le chiffre de 10 millions de paires annuelles, pour monter à 30 millions en 1900. Si la production de gants rapporte beaucoup d'argent - au début du vingtième siècle, une paire de gants de soirée se vend environ 500 francs (jusqu'à 2000 francs pour du point d'Alençon) humainement, le prix à payer est lourd. Un ouvrier gantier gagne alors 35 francs par semaine, et cette corporation occupe la troisième place dans les tables de mortalité par tuberculose après les batteurs d'or et les relieurs (71% des décès), à cause de l'aspiration des poussières au dolage (laminage des peaux au couteau) qui provoque des lésions des poumons.
Grenoble ne restera pourtant pas la seule capitale mondiale du gant. Aux Etats Unis, un village va se consacrer presque exclusivement à cette production, attirant les ouvriers comme l'or les prospecteurs, et se baptiser bientôt d'après son industrie : Gloversville, qui entre 1890 et 1950 produira 90% des gants vendus aux USA.
On en fabrique aujourd'hui de toutes sortes et en toutes sortes de matières, sauf peut-être la peau de chien (6) : pour le base-ball, la boxe, le ski, la chirurgie ou, comme au début de l'histoire des gants, pour le jardin. Sans que jamais réponse formelle ait été apportée à la question que se posait Varron, dans l'antiquité, de savoir si les olives étaient plus délicates quand elles étaient cueillies à main nues ou avec des gants. Réponse qui doit varier, sans doute, en fonction du degré de propreté des mains et des gants concernés...
Veuillez considérer une donation financière. Merci.
Notice légale
Tous les documents affichés sur le site Web sont assujettis aux droits d'auteur et protégés. Toute reproduction, redistribution ou republication du contenu, en totalité ou en partie, de tout document affiché sur le site Web est expressément interdite, à moins d'autorisation expresse préalable de l'éditeur. "Inlining, mirroring, and framing" sont expressément interdits. Pour toute reproduction sur support papier, contacter l'éditeur. Les publications de Swans sont protégées par copyright, © Marie Rennard 2010. Tous droits réservés.
À vous la parole
Nous vous invitons à nous faire connaître vos réactions à l'adresse suivante en n'omettant pas vos nom, prénom, et adresse postale, étant entendu que lors de la publication de vos commentaires, seuls paraitront vos noms et votre ville et pays de résidence.
Marie Rennard sur Swans. Marie est l'éditrice en chef du coin français. (back)
Notes
1. Musée national d'archéologie d'Athènes : fresque représentant des enfants boxeurs munis de gants.
http://en.wikipedia.org/wiki/File:NAMA_Akrotiri_2.jpg (back)
2. La coutume se retrouve déjà chez les Francs, où le vendeur remettait à l'acheteur d'une terre, en signe d'investiture, une motte de terre, une branche d'arbre et une paire de gants. (back)
3. Encyclopédie théologique, Jacques Paul Mignes, 1857. (back)
4. Voyer Argenson, 1779. (back)
5. Lorsque le gant de Grenoble rayonnait mondialement.
http://espace-documentaire.cg38.fr/uploads/Document/8c/WEB_CHEMIN_34119_1196677977.pdf (back)
6. Gants de chien, ou gant gras, ainsi appelés parce qu'on les faisait avec la peau de cet animal passée à l'huile et qu'on portait la nuit pour préserver la souplesse de l'épiderme. Variétés Historiques et littéraires. Edouard Fournier, 1856. (back)