Simone Alié-Daram
(Swans - 19 octobre 2009) Il était une fois :
Un train
Un professeur de Médecine
Un livre pour passer le temps
Lors d'un voyage en train à l'étranger Jean Bernard, titulaire de la chaire d'hématologie parisienne emporta dans ses bagages les œuvres de Barbey d'Aurevilly publiées dans la Collection La Pléiade. Il y découvrit Une Histoire Sans Nom dont l'héroïne s'appelle Lasthenie de Ferjol et y nota de troublantes similitudes entre la pathologie dont souffrait l'héroïne du roman et certains cas cliniques qu'il avait observés.
Barbey d'Aurevilly :
Jules Amédee Barbey d'Aurevilly, né le 2. novembre 1808 - le jour des morts, se façonne un personnage de dandy inspiré du modèle anglais incarné par Lord Byron et surtout par George Brummell, à qui il consacrera une étude publiée par Trébutien en 1844. Indépendant, ultramontain, monarchiste, ironique, cruel et violent, envahi d'angoisses et insomniaque, il souffre longtemps des sarcasmes de sa mère, possessive, dépensière et coquette qui se moque de sa laideur. Il est royaliste sans concessions, partisan d'une église forte et intolérante ; Il reproche à l'église catholique et romaine son manque de goût pour le faste et surtout son esprit de sacrifice dont le Christ est l'incarnation.
Ses ouvrages paraissent dans divers périodiques l'Amour Impossible, La Bague d'Annibal, Les Prophètes du Passé, Le Dessous de Cartes d'une Partie de Whist, et la première Diabolique. Dès sa publication en feuilleton, Une Vieille Maîtresse connaît un succès et suscite une polémique qui étonnent l'écrivain ; désormais, il connaîtra rarement l'un sans l'autre.
Une Histoire Sans Nom est sa dernière œuvre romanesque. Publié du 5 au 22 juin 1882 en feuilleton dans Gil Blas puis chez Lemerre en volume, le roman connaît un franc succès en librairie.
Le roman :
Sous l'apparente banalité d'une vie monotone se noue un drame terrible entre Madame de Ferjol et sa fille Lasthénie. La baronne de Ferjol se console mal de la mort de son fringant mari, capitaine d'infanterie, qui l'a jadis enlevée à sa famille de Normandie au grand scandale de son entourage pour l'emmener dans un trou perdu des Cévennes où elle a mis au monde Lasthénie qu'elle avait conçue hors mariage avec lui.
« Ce fut vraiment là une histoire sans nom ! Un drame étouffant et étouffé entre ces deux femmes du même sang, qui s'aimaient pourtant, - qui ne s'étaient jamais quittées - qui avaient toujours vécu dans le même espace, mais dont l'une n'avait jamais été mère, ni l'autre fille, par la confiance et par l'abandon... ». Le roman débute aux premiers jours du carême prêché par un austère et ténébreux capucin hébergé par madame de Ferjol.
Après le départ mystérieux du capucin, dont on ne connaît que le nom moyenâgeux et l'imposante figure, et à qui les deux femmes donnaient l'hospitalité pour le temps du Carême, la jeune fille souffre d'une langueur étrange que la vieille et fidèle servante de Madame de Ferjol attribue à un sort maléfique jeté par le moine. Lasthénie, devenue mystérieusement enceinte après le passage du capucin est accusée par sa mère d'une relation coupable et sombre dans un profond mutisme. Elle accouchera à l'insu de tous, avec l'aide de sa mère, d'un enfant mort-né que Madame de Ferjol enterre immédiatement.
À mesure que le récit avance, le huis clos devient plus étouffant ; la mère au « tempérament de feu », violente et excessive derrière son masque austère, s'oppose à sa fille de 17 ans, dont « l'innocence naïve » est renforcée par l'ignorance de son mal. Lasthénie s'affaiblit de jour en jour, elle pâlit, s'essouffle, s'épuise. Elle ne trouve qu'un moyen pour résister à la violence de sa mère : garder son secret.
Lorsqu'elle meurt après une longue langueur, sa mère « glissa sa main sous le sein et elle sentit quelque chose : du sang ... fit-elle d'une voie horriblement creuse. Elle en rapportait quelque gouttes »....
« Lasthénie s'était tuée, lentement tuée, en détail et en combien de temps ? Tous les jours un peu plus, avec des épingles. Elles en enlevèrent dix huit, fichées dans la région du cœur » . Elle venait d'avoir dix-huit ans.
L'histoire ne s'arrête pas là : Le capucin devenu truand pendant la révolution s'est réfugié à la Trappe où il est mort après s'être confessé d'avoir violé et volé Lasthénie qui déambulait dans le manoir de Ferjol au cours d'une crise de somnambulisme.
Le syndrome de Lasthénie de Ferjol :
Bien que les troubles psychiques qui accompagnent les chloroses aient été depuis des siècles signalés par les médecins, les anémies dues à des hémorragies volontairement provoquées ne paraissent pas avoir été signalées avant Barbey d'Aurevilly qui fit la description de cette maladie cent ans avant l'étude des 12 cas présentés dans Presse Médicale Les anémies hypochromes dues à des hémorragies volontairement provoquées 12 cas. [Masson Paris 1967, 14 octobre, 75,42, pp. 2087-2090 par Jean Bernard et son équipe.]
Il y est donné une description complète de cette affection et les manifestations sont regroupées sous le nom de « syndrome de Lasthénie de Ferjol ».
Les malades présentent une pâleur généralisée (peau, ongles, conjonctives), une fatigue intense, des vertiges, un essoufflement au moindre effort, des battement accélérés du cœur.
Leurs globules rouges sont d'une taille très inférieure à la normale, et les analyses montrent un manque de fer dans le sang.
Il n'existe à leurs troubles pas d'explication pathologique évidente : pas de saignement chronique, ni digestif, ni génital, ni urinaire, ni respiratoire. Un apport alimentaire et une absorption de fer normale.
Le diagnostic est une anémie avec manque de fer et un bilan causal entièrement négatif, évoquant une anémie chronique par saignements occultes.
Toutes les malades décrites par J. Bernard sont des femmes de 20 à 42 ans et toutes exercent des professions paramédicales ; plusieurs sont religieuses. On note à leur propos une énergie et une hyperactivité dans le travail, qui contrastent avec leur pathologie dont l'anémie est le signe extérieur le plus évident. On note aussi leur « incapacité à exprimer leurs émotions », « une sorte de génie de l'imbroglio diagnostique », le malaise qu'elles suscitent dans le personnel soignant.
Le syndrome de Lasthénie de Ferjol fait partie des troubles factices ou pathomimies qui regroupent le syndrome de Munchausen (simulation d'un tableau d'urgence, roman biographique, vagabondage médical), le syndrome de Polle (Munchausen par procuration), les dermatoses factices, les fièvres factices.
Le contexte psychique du syndrome de Lasthénie est particulier : il s'agit majoritairement de jeunes femmes intelligentes, au comportement social adapté, sans troubles évidents de la personnalité et appartenant à un milieu professionnel paramédical.
Beaucoup ont un lourd passé chirurgical, ont des périodes d'anorexie graves.
Les rapports avec les soignants sont caractéristiques : ces patientes utilisent les médecins chez lesquels elles suscitent irritation et malaise ; Elles recherchent la maladie et sous une soumission apparente ont un vrai génie de l'imbroglio.
L'une des spécificités paradoxales mais indéniables de l'affection est de provoquer la présence d'un tiers et même de l'obliger indirectement à rentrer dans le jeu.
Leur ingéniosité de la dissimulation n'a pas de pair : la variété des hémorragies est vaste, et leur origine diverse : prise d'anti-vitamine K, scarifications vaginales ou sublinguales, auto-saignements de la muqueuse nasale, ponction de l'artère fémorale, de la veine sublinguale ou dons de sang répétés.
Ce sont des patientes hyperactives apparemment très dévouées aux malades dont elles ont la charge ; Leur attitude participe davantage d'une recherche de domination que d'un réel désir de les guérir.
La perte de sang qu'elles s'infligent régulièrement a pour ces femmes un effet dynamisant tenant essentiellement à une signification qu'elles défient de trouver et qui semble vitale à leurs yeux ; c'est une réaction à la dépression. C'est davantage une tactique maniaque et active plutôt qu'une perspective mélancolique. Il n'y a pas d'érotisation de la douleur : bien que se piquant à des endroits douloureux, les patientes font rarement état de la souffrance qui en résulte.
Le syndrome de Lasthénie a été la source de nombreuses études psychanalytiques pour lesquelles nous n'avons pas la prétention d'être exhaustif ;
En voici quelques interprétations :
- Moyen de repérer le mauvais objet et de s'en débarrasser (Nagler)
- Signe de l'irréparable, de la violence sans rémission (Gérard Bonnet)
- Signe de défloration, violence originelle mais aussi partage, échange et retrouvailles (ibid)
- Masochisme primaire érogène, autovampirisme (A. Bourguignon)
- Problématique de deuil (J.F. Rabain)
- Jouissance de se perdre, plaisir du vertige présent mais combattu chez l'hystérique, mais occupant une place centrale chez l'anorexique et le toxicomane
- Substitut à l'angoisse
- Relation mère-fille exclusive à la vie à la mort, rapports narcissiques, problématique du double. «Paradigme de la relation mère-fille déjà observé dans l'anorexie mentale. Mère et fille sont prises dans une dyade narcissique dont aucune ne peut se déprendre » (J.P. Guegen).
La prise en charge thérapeutique est particulièrement difficile. Les malades, quelle que soit l'expression de leur souffrance psychique, ont besoin de leur rôle de malade et de mettre en échec le corps médical pour être reconnus.
Il est difficile de faire la preuve de cette maladie en raison du caractère ingénieusement dissimulé des hémorragies.
La prise en charge psychiatrique semble indispensable, le pronostic est sévère, marqué par la survenue de suicides ou de décès accidentel par hémorragies.
La nécessité d'une prise en charge multiple et convergente est apparue la plus constructive ; le travail analytique doit surtout accompagner le syndrome pour qu'il trouve d'autres moyens d'expression.
Le devenir : Les connections/ les conversions
Dans une communication de 1972 J. Bernard conclut : « L'évolution de ces patientes est grave : nous avons pu avoir des nouvelles de 8 sur nos 12 malades : pour 3 d'entre elles anémie sévère est persistante ; chez 3 autres disparition de l'anémie mais 2 conservaient de sérieux troubles psychiques et pour l'une la persistance d'une toxicomanie à l'éther ; 2 autres malades sont mortes l'une à 32 ans et l'autre à 35 ans. »
Laboucarié et All relatent l'histoire d'une religieuse qui se prélevait du sang au poignet en niant absolument le fait ; obligée d'avouer elle devient anorexique pendant toute une période puis se réfugie dans un mutisme souriant. Les auteurs concluent « la disparition des symptômes laisse intacte la structure psychopathologique de base et même la cure psychanalytique dans ce cas de névrose très régressive est inefficace. »
Il existe beaucoup d'analogies avec les conduites d'anorexie mentale et des phases d'aller et retour entre les deux pathologies sont fréquentes, que l'on peut peut-être considérer comme des conversions.
Il a aussi été décrit chez une patiente une « guérison » (correction complète du taux d'hémoglobine) après qu'un diagnostic somatique de sclérose en plaques ait été posé.
Cependant l'élimination des symptômes ne constitue pas à elle seule un symptôme de réussite.
« Même convertible et surtout s'il est convertible, le symptôme n'aura jamais fini de nous poser des questions. » (G. Bonnet)
Dans la leçon d'introduction à la psychanalyse (1915) Freud avait déjà donné cette mise en garde : « Pour le profane, ce sont les symptômes qui constituent l'essence de la maladie (...) Mais ce qui de la maladie subsiste de tangible après la disparition des symptômes, c'est la capacité de former de nouveaux symptômes. »
Ce qui nous fait en tout cas poser des questions c'est la description minutieuse d'une maladie faite par Barbey d'Aurevilly cent ans avant qu'on ne lui donne un nom. Et, malgré sa fréquence faible, ce syndrome, de par son cadre historico-médico-psychanalytique, suscite encore écrits et commentaires.
Par contre les troubles du comportement alimentaire (anorexies, boulimie) les conduites d'automutilation (scarifications, brûlures) sont des phénomènes actuellement fréquents chez les adolescents et ont généralement pour but de mettre fin à des sentiments de tristesse, de colère, ou encore de culpabilité. On y retrouve les caractéristiques observées dans le syndrome de Lasthénie de Ferjol : la dépendance affective avec l'entourage associée au furieux désir de s'en défaire, beaucoup d'ambition, un certain pouvoir, l'apaisement par la vue du sang. Ces troubles débouchent souvent sur des conduites addictives et suicidaires.
La diffusion sur internet de photos, commentaires témoignages, ont nécessité le blocage autoritaire des accès aux blogs et sites des Pro ana qui aidaient et encourageaient les jeunes filles à devenir anorexiques.
Les deux soucis psychologiques se succèdent, voire se cumulent assez souvent. Difficiles à débusquer, ils nécessitent pourtant une prise en charge médico-psychiatrique.
Bibliographie :
« Une héroïne, un syndrome : Lasthénie de Ferjol » S.Alié-Daram Académie des Sciences, Inscriptions et Belles-Lettres de Toulouse Vol 169 (18ème série-TomeVIII-2007).
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