Swans Commentary » swans.com 19 octobre 2009  

 


 

 

Swans en français

 

Hypnodiagnostic
 

 

Marie-Laetitia Gambié

 

Nouvelle

 

 

(Swans - 19 octobre 2009)   Annah avait pris ce rendez-vous plusieurs semaines auparavant. Son médecin de famille, déconcerté par les nouveaux symptômes qui apparaissaient puis disparaissaient, fluctuant sans aucune logique palpable, ne savait ni la rassurer ni la soulager, elle avait fort sagement rendu les armes et adressé un courrier à un ancien collègue devenu chef de service. La lettre d'introduction était simple et bien écrite, aucun diagnostic n'était énoncé et la perplexité y dominait. Elle ne me cache rien, elle ne sait vraiment pas ce que j'ai ... Elle non plus ...

Elle entra dans l'hôpital. Elle ne fit pas signe au vigile, elle connaissait son chemin et il semblait plongé dans la lecture de quelque magazine people, il ne leva pas la tête. Elle passa sous le porche, referma son parapluie ; il avait beaucoup plu, les rues de Paris étaient propres et vides, la chaleur des derniers jours s'était évanouie et chacun accueillait ce répit avec reconnaissance. Elle aussi, que la chaleur trop vive incommodait particulièrement, elle avait multiplié les douches froides, deux, trois, parfois quatre fois dans la journée. Elle ramenait son corps à une température acceptable puis allait s'étendre dans la semi-obscurité de sa chambre qui demeurait dans une douce fraîcheur. Elle s'allongeait nue, bras et jambes en croix, sur le dos, puis sur le ventre, jusqu'à ce que la douceur de la housse l'eût apaisée un peu. Souvent elle s'endormait ainsi, reconnaissante du frisson qui la saisissait avec le sommeil, elle remontait alors sur elle le tissu léger encore froid du drap et se roulait en boule. Les réveils surtout étaient pénibles : le corps chaud, moite, tout était à refaire ...

Elle n'emprunta pas, pour cette fois, le couloir de la radiologie ; l'IRM ne montrait aucune lésion du type de celles que les médecins recherchaient, et elle était lasse de ces examens répétitifs, de cette machine suffocante, du bruit infernal, de la peur, enfin, à la lecture des clichés. Lasse. Infiniment fatiguée. Un muret, un peu au-delà de la porte des consultations, elle s'assit, sortit de son sac besace encombré d'un fatras permanent une cigarette et une boîte d'allumettes. Elle ne fumait plus, plus vraiment, une par ci par-là, les jours d'angoisse intense et d'attente sans prise sur le réel, les jours où le temps se déroulait avec une lenteur calculée. Il n'y avait plus dans les couloirs d'horloges bruyantes et pourtant les murs avaient résonné si longtemps de leurs tic tac qu'elle pouvait, l'oreille tendue, en percevoir encore l'écho, tic, le regard qui se perd, une volute qui s'envole, tac, un bruit de pas qui s'approche, tiens ce visage est familier, elle baisse prestement le regard sur le livre alibi qui lui sert de rempart, l'homme ne l'a pas vue, pas reconnue, ou lui aussi fuit le contact. Les médecins n'aiment pas les sujets malades-bien-portants sans étiquettes, ceux dont les pathologies atypiques requièrent autant d'intuition que d'imagerie, ils nient ou minimisent ou fuient ou orientent, aucun ne s'acharne vraiment à découvrir les dysfonctionnements mystérieux aux symptomatologies multiples et discrètes. Elle n'est pas loin d'abdiquer tout à fait, elle aussi, d'accepter la facilité qu'on lui propose parfois, de se reconnaître folle ou mythomane malgré elle et de passer à autre chose, pourtant ni les anxiolytiques ni les antidépresseurs ne font jamais disparaître cette absence de sensation ici, cette douleur là, qui lui scie les jambes en pleine rue, souffle coupé, et la contraint de s'asseoir, parfois ; l'autre jour une très vieille dame percevant son malaise imminent lui a cédé la place dans l'autobus, inquiète, prévenante « voulez-vous que je vous accompagne jusqu'à votre arrêt mademoiselle ? » ; elle a décliné ; madame ; pas mademoiselle ; mais la fragilité qui s'empare dans ces moments-là de ses traits fatigués la fait curieusement paraître plus jeune. Elle aspire une dernière fois la fumée chargée de nicotine, écrase contre une pierre le mégot, dix minutes ont passé, pesamment. Cette routine ... Elle se lève, ajuste son sac, elle se dirige à pas mesurés vers le sas et le panneau « imagerie » lorsqu'une porte s'ouvre à sa gauche.

- Madame X ?

- Oui c'est moi ? Je pensais voir le professeur ...

- C'est lui qui m'a demandé de vous voir, entrez.

Allons bon, encore une expertise psychologique. La porte qui s'est ouverte est surmontée d'un écriteau rédigé avec application mais de toute évidence à la main « I.N.I.H. » sigle inconnu. La pièce où la fait pénétrer le jeune homme est meublée d'un vaste bureau, de deux sièges qui se font face dont l'un lui évoque immédiatement le fauteuil d'un cabinet dentaire, inclinable, ajustable en tout point ...

- Installez-vous.

Elle s'exécute. Il prend place face à elle, reste silencieux un long moment, ses yeux sont foncés et pourtant lumineux, il sourit.

- Vous ne me demandez pas ce que signifie le sigle à l'entrée ?

- Que signifie le sigle à l'entrée ?

- Rien de bien utile, il fallait choisir un titre pour cette nouvelle spécialité. Elle fronce les sourcils.

- Qui êtes-vous ?

- Je suis neurologue, je travaille avec le chef de service qui vous suit.

- Je ne vous ai jamais vu dans le service ... ?

- Oh je ne suis là que depuis quelques semaines à peine. Et à l'essai.... La méthode que j'expérimente est extrêmement sujette à caution dans la communauté scientifique et je dois dire que moi-même elle me laisse souvent avec plus de questions que de réponses ... Mais elle fonctionne et les patients semblent satisfaits.

- Il s'agit d'une nouvelle thérapie pour les mythomanes compulsifs qui s'inventent des maladies imaginaires ? Sa voix est lasse. Il la fixe avec curiosité, et ... mais oui avec sympathie.

- Vous n'êtes pas une mythomane. Vous souffrez de paresthésies, de troubles de la conduction de l'influx nerveux, de douleurs médullaires intermittentes, de maux de tête, vous avez déjà fait l'objet d'évaluations psychiatriques qui n'ont montré qu'un état dépressif sous-jacent consécutif à l'absence de diagnostic. Que vous n'ayez aucun signe aux IRM ne signifie pas que les lésions n'existent pas.... C'est dans les cas comme les vôtres, où l'imagerie ne semble pas assez fine encore, que j'interviens. Je ne vous propose pas de traitement, je ne vous offre aucune garantie, je suis un simple intervenant qui aborde les problèmes avec un regard nouveau, voulez-vous de mon aide ?

De l'aide ... Tout au long des dix années de cette maladie à laquelle elle finit elle-même par ne plus oser croire, on lui a proposé des traitements, des soins, une thérapie, du repos, mais de l'aide, c'est la première fois. Elle réfléchit posément, le regard du jeune médecin ne l'incommode pas, elle a pris ses distances avec le corps médical, s'il n'offre ni traitement ni diagnostic à quoi peut-il lui servir ? Elle est près de refuser mais se ravise ; en quoi pourrait-il lui nuire ... ?

Elle hoche la tête.

- Bien. Je vous explique quels sont nos postulats et comment nous allons procéder ... Avec une équipe de neurochirurgiens et de neurologues canadiens qui travaillent sur le sommeil paradoxal et les états de veille atténuée (tels que le somnambulisme et dans le cas qui nous intéresse l'hypnose) nous avons commencé à travailler sur le cas très particulier d'un patient qui nous a été adressé par des collègues oncologues ; le pauvre homme souffrait d'un cancer généralisé depuis des mois, et se maintenait en vie grâce à la curiosité de son médecin à qui il avait exposé qu'au cours de ses rêves, avant chaque rechute, il avait été secrètement averti de la localisation précise des métastases qui allaient se développer. La première fois l'oncologue, qui le suit depuis maintenant plusieurs années, a vu dans cette concordance la simple expression précoce d'une douleur nocturne que le cerveau avait perçue. Cela pouvait tout à fait s'expliquer ainsi. Le patient a été opéré, la tumeur enlevée, la chimiothérapie lui a octroyé deux années pleines de rémission. Lorsqu'ils se sont revus pour la deuxième fois, le patient ne présentait aucune douleur, il faut savoir qu'en oncologie les rapports entre médecins et patients, surtout ceux qui ont la chance de survivre, sont très particuliers, un lien se crée. Le patient était venu consulter non pour une douleur nouvelle ou un symptôme inquiétant - il n'avait pas maigri, ne toussait pas, n'avait pas de ganglions ou de selles sanglantes, d'expectorations rouges ou de vertiges, rien qui pût permettre d'orienter son généraliste, mais de manière récurrente depuis plusieurs semaines il faisait le même songe : il se voyait armé d'une longue aiguille se percer le poumon droit entre les deuxième et troisième côtes, triturer sans douleur et retirer une très petite boule rouge sang aux contours irréguliers, il pouvait non seulement la décrire très précisément dans sa forme et sa couleur mais aussi indiquer au médecin qu'elle n'avait pas été visible à la radio car elle était dissimulée par une côte et une lésion antérieure due à une fracture ancienne. L'oncologue se souvint des premiers rêves de son patient, et fort intelligemment sans plus manifester d'incrédulité, ordonna un scanner thoracique sous un angle inhabituel, lequel révéla la présence d'une tumeur naissante, très précisément à l'endroit annoncé par le patient. Convoquer le hasard cette fois-ci eût été une spéculation douteuse. Le patient fut rapidement opéré et la chimiothérapie ne fut pas nécessaire. Lorsqu'à la troisième rechute le patient revint à l'hôpital en annonçant, atterré, qu'il avait perçu la présence de plusieurs tumeurs, l'oncologue ne put que confirmer l'autodiagnostic. Cela remonte à quelques mois. Cette fois-ci malheureusement les cellules cancéreuses semblent plus agressives et malgré les indications précoces du patient le pronostic vital est sérieusement engagé. Cependant, notre collègue canadien a été suffisamment intrigué pour se mettre en rapport avec l'équipe de neurologues dont je faisais alors partie - j'ai effectué un stage passionnant au Québec - et avec l'accord de son patient, nous avons mis au point un protocole de recherche visant à établir dans quelles conditions l'inconscient de ce patient avait été à même de lui transmettre sous une forme compréhensible les informations chimiques nécessairement recueillies par son cerveau pour les lui rendre accessibles.

- C'est tout-à-fait passionnant mais jusqu'à preuve du contraire je ne souffre pas d'un cancer, et je n'ai jamais fait de rêves très signifiants en rapport avec ma maladie ... ? Alors quoi ?

- Cette étude que je mène, elle a pour but d'établir si par l'hypnose dirigée il est possible d'obtenir de certains patients une sorte d'autodiagnostic. Votre cerveau, lui, est au courant de ce qui se passe dans votre corps, mais il le sait dans des zones qui sont en dehors de ce qu'on appelle la conscience ; nous nous basons sur la mise en œuvre de ce qu'on appelle l'inconscient neuronal, tout ce réseau de neurones qui sont activés lorsqu'une information est traitée « en arrière-plan » de votre conscience. En gros, la machinerie de votre corps qui combat la maladie dont vous souffrez est mise en branle et dirigée quelque part dans votre cerveau, nous voulons savoir si par l'hypnose nous pouvons permettre à la conscience d'accéder à ces informations qui sont traitées dans l'inconscient neuronal.

Elle reste pensive quelques secondes. Oui ça ne semble pas idiot du tout, c'est vrai : ces informations envoyées au système immunitaire « allez combattre l'infection ici, le cancer là, l'inflammation ailleurs » si on pouvait y avoir accès il ne serait plus nécessaire de recourir à l'imagerie médicale. Quelle idée exaltante. Et puis pas besoin de retourner dans le tube oppressant de l'IRM, de se faire irradier encore lors d'un énième scanner, de subir, nauséeuse, percluse, une nouvelle ponction lombaire qui n'établirait rien de plus que les autres ...

- Je suis partante.

- Parfait ! Vraiment parfait, je suis ravi ! Je ne vous promets rien, mais du moins je puis vous garantir que vous ne risquez rien.

- Expliquez-moi comment vous allez procéder.

Il se lève, ferme les persiennes sans âge qui pendent des hautes fenêtres.

- Nous allons commencer. Vous pouvez rester assise où vous êtes, si vous êtes trop nerveuse vous pouvez vous allonger, c'est comme vous voulez.

- Je ... je préfère rester assise. Je ne peux pas tomber n'est ce pas ? C'est un état dans lequel le corps ne s'affaisse pas, ce n'est pas comme le sommeil ?

- Précisément, c'est un état de conscience altérée, donc vous gardez la maîtrise de votre corps. Essayez de vous détendre, et suivez ma voix, écoutez mes indications.

L'entrée en hypnose est souvent un processus déstabilisant ... Le sujet résiste, pense rester là, s'agite, sourit nerveusement comme un modèle photographié pris au dépourvu, balbutie des excuses, puis d'un seul coup les dernières résistances s'effondrent et la porte de son inconscient s'ouvre, dans le silence. Elle ne se sentit pas partir, comme elle l'avait craint, mais le calme se fit en elle, et c'était bon. Il l'avait invitée à suivre le chemin de son enfance, elle avait choisi la pente escarpée menant au maquis corse, le parfum du ciste, le chant des cigales ... Elle s'assit.

- Où êtes-vous ?

Elle raconta. Son visage s'illuminait, les odeurs elles-mêmes avaient assailli ses narines, vives, fortes, inchangées.

- A présent que vous avez retrouvé ce chemin, je veux que vous vous allongiez et regardiez le ciel, les nuages, le jour qui décline.

- Je suis allongée. J'ai posé la main sur l'herbe, et l'autre sur mon cœur.

- Vous êtes pleinement détendue. Vous regardez les nuages, un ciel d'été avec des nuages légers. Ils forment des dessins et des figures, les voyez-vous ?

- Ah oui, je les vois. Il y a un peu de vent. Oui, voilà un nuage. Son regard, tourné vers l'intérieur, s'assombrit. Il a une très curieuse forme ... On dirait ... C'est ... Oh !

- Le nuage ... il change ... C'est moi ! Elle rit. Et je ne suis pas très habillée !

- Bien, très bien, parfait. Ce nuage, c'est vous. Il est grand mais très blanc n'est-ce pas ?

- Oui, très blanc. Sauf ... dans le blanc, il y a des zones toutes noires, comme électriques.

- C'est ça. C'est ça que nous cherchons. Regardez bien et dites-moi où se trouvent ces petits orages.

Une à une, elle énumère, décrit, localise, parfois elle n'a pas les mots, elle montre sur son propre corps, bien réel et bien présent. « Ici » « il y en a deux là » « oh là j'ai mal souvent et il y en a aussi. Dans la tête, mais je ne vois pas bien. Il grandit. Voilà maintenant je vois mieux. Devant, juste derrière l'œil droit. En plein milieu, sous une espèce de boucle. » L'énumération est longue. Patiemment, il la guide, prend des notes, il a compulsé son dossier médical et trie, recoupe mentalement, il n'ose aller jusqu'à son bureau et ouvrir l'historique de ses poussées, des atteintes neurologiques successives, il a peur de rompre le fil ténu qui les relie, il ira voir plus tard, il n'ose y croire tout-à-fait, elle est le premier sujet à entrer dans l'étude, et tout se recoupe, elle a énoncé une à une les localisations des points de démyélinisation qui n'ont pu être détectées avec précision, ça fonctionne ... !

- C'est parfait, c'est vraiment stupéfiant, voulez-vous que nous nous arrêtions là ?

- Non, je me sens bien. Ici je n'ai pas mal. Il fait si doux.... Elle s'interrompt brutalement, les yeux écarquillés. Elle chuchote. Je ne suis pas seule ! Il y a un petit garçon !

- Voyons c'est impossible. Vous êtes seule.

- Comment t'appelles-tu ? Qu'est-ce que tu fais ici ? Quel âge as-tu ?

Il la scrute, passe devant ses yeux une main qui ne la fait pas ciller. Que signifie cette intrusion ? Comment est-ce possible ?

- Bonjour Benoît, pourquoi es-tu ici, tu es perdu ? Il sursaute, l'a-t-elle appelé ? Quatre ans, mais tu es tout seul ici petit bonhomme ? Non, c'est son rêve qui se poursuit. Tout de même, c'est étonnant ce hasard ... Il ferme son carnet de notes, il devrait la ramener à lui, la tirer hors de ce champ des possibles où parfois l'âme se perd, mais quelque chose l'en empêche.

- Annah. Annah vous m'entendez ?

- Oui oui je vous entends, il est tout seul, il pleure, on dirait qu'il a perdu son chemin. Viens me voir mon canard, on va chercher tes parents tous les deux d'accord ? Tu ne peux pas rester ici tout seul comme ça. Je vais t'accompagner, on va retrouver ton papa et ta maman ne t'inquiète pas.

Un long moment de silence... Il tente de suivre sur son visage, aux expressions anxieuses de ses yeux, aux sourcils arqués, aux sourires maternels, la progression de sa recherche, là-bas, avec ce petit garçon qui porte le même prénom que lui.

- Ne pleure pas... Oh s'il-te-plaît, ne pleure pas, ne t'en fais pas, je les connais par cœur ces montagnes tu sais, on va aller jusqu'au village et puis tu vas me raconter un peu ce que tu fais ici d'accord ? Viens, mouche-toi.

Il renifle, un mouchoir sorti discrètement et un mouchage silencieux. Il ne veut pas l'interrompre.

- Voilà, c'est mieux comme ça non ? Donc tu t'appelles Benoît ? Et c'est quoi ton nom de famille ? ... Tu ne sais pas ? Tu es trop petit et puis tu as peur, c'est difficile de se rappeler. Mais on va aller voir des policiers, il y a sûrement quelqu'un qui te cherche mon cœur. Allez, tu peux marcher, ton bobo au genou ne te fait pas trop mal ? ... Oui je vois que tu as saigné, tu as une grosse croûte petit chat. Comment tu t'es fait ça ? ... Ah la la oui les chemins tout poussiéreux et caillouteux ça fait mal. Bon écoute il y a un figuier un peu plus haut là-bas, on va cueillir quelques figues et après on ira au village ok ? ... Mmmmh oui elles sont délicieuses, et en plein soleil toute la journée elles doivent être tièdes et gorgées de sucre. ... (Elle rit) oui j'adore ça moi aussi, tu m'en laisseras quelques-unes hein.

Il palpe son genou, troublé. Depuis quelque temps, il tombe souvent, hier il s'est étalé de tout son long dans la rue et s'est méchamment ouvert le genou, son pantalon maculé est bon à jeter. Sans doute aura-t-elle perçu puis transposé dans son rêve la claudication légère qu'il a dû adopter pour ne pas trop tendre la peau cicatricielle... Il a décroché quelques instants du récit, et se reprend, attentif. Elle ne parle plus. Elle sourit, son regard est tendre, ses beaux yeux noirs qui lui mangent le visage ne font pas peur, elle a de longs cils tout doux, enfin sûrement.

- Tiens, une pour toi, une pour moi. ... Oui tu vois même si on a très faim on ne va pas le dépouiller ce figuier hein ? C'est le plus gros que je connaisse, et il est généreux : ses branches ne sont pas trop haut situées et les plus basses croulent sous le poids des fruits, on va se régaler. Viens t'asseoir à côté de moi, à l'ombre, sur le muret.

Des images, des odeurs... Il est allé souvent en Corse, lorsqu'il était petit, il imagine sans peine la montagne, le petit mur de pierres sèches avec la rivière en contrebas, l'arbre alangui aux feuilles immenses, il a souvent dessiné des feuilles de figuier lorsqu'il était en maternelle ... Ca l'apaisait, sans bien qu'il sût pourquoi.

- Regarde Benoît, les chèvres viennent nous voir, elles vont profiter de l'ombre je crois, il a fait chaud. ... Non ! Non n'aie pas peur ! Son beau visage est crispé à présent. Elle crie. Benoît, Benoît descends tu vas tomber ! Benoît !

Une fulgurance, comme une douleur aigue, le saisit. Ajaccio, la montagne, les chèvres.

- Benoît !!! Oh mon Dieu ... Horrifiée, elle crie encore son prénom. Mon Dieu mon petit bonhomme mon Dieu Que s'est-il passé ?

Il est tombé. Je ... je dois aller le chercher, il ne bouge plus ! Oh tout ce sang sur l'oreille ! La chute. Les ronces, les griffures partout, la perte de conscience une seconde ... Puis la voix de maman. Ses bras, son odeur. Les cris enfin, la police qui emmène la dame ...

- Annah, Annah où êtes-vous à présent ? Il tremble d'entendre sa réponse, de la savoir enfermée, pour toujours !

- Je suis à la même place que tout à l'heure. Le petit garçon a retrouvé ses parents. Il n'a rien. Les nuages reviennent, comme tout à l'heure... Pourtant il est tombé n'est-ce-pas ? Etait-il blessé ? Oui ... A la tête, juste derrière l'oreille gauche, il a dû se cogner. Tout ce sang ! .... Mais ce n'était rien, il a juste eu très peur.

Il respire. Son esprit cartésien reprend le contrôle, il sourit de lui-même. Certes, le hasard était saisissant mais que Diable, il a passé l'âge de croire aux contes !

- Les nuages .... C'est le visage du petit.

Il ne la questionne pas. Il attend.

- Un immense visage. Il sourit. Oh, là, derrière l'oreille droite, il y a ce point noir, électrique, qui grossit. Elle est soucieuse, tendue. Et il grossit encore.

- Annah, à présent je veux que vous reveniez. Vous vous remettez debout, vous marchez jusqu'à la plage, dans cette petite crique.

- Oui. Je marche. Le jour décline. J'espère que le petit Benoît ira voir un médecin, ce n'est pas normal de tomber tout le temps, même pour un tout petit enfant.

Il s'interrompt ... Il a procédé sur lui-même à toutes les vérifications possibles, mais n'a pas osé aller voir un confrère. Son passé d'hypocondriaque, cette phase que traversent tant d'étudiants en médecine, l'a repris voilà tout.

- Etes-vous arrivée sur la plage Annah ?

- Oui. Je suis assise sur le sable. La mer est très calme. Il fait encore chaud mais on sent que ça cède doucement.

- Bien. Vous refermez les yeux, ici et là-bas. Je vais compter de dix à un et lorsque je vous dirai « Vous êtes revenue » vous aurez refermé la porte de vos souvenirs. Dix, neuf, huit, sept, six, cinq, quatre, trois, deux, un, vous êtes revenue.

Elle rouvre les yeux.

- Alors Docteur, est-ce que vous avez trouvé cela concluant ?

Il ne sait s'il doit lui parler du petit garçon qui portait son prénom, de la chute dans les ronces, des chèvres, de sa mère retrouvée, comme dans ses souvenirs. Il préfère s'abstenir.

- Très. Je crois que vous êtes un parfait sujet d'étude, je vous inclus dans le protocole. Vous nous avez livré des informations très précieuses, qui nous permettront de chercher de manière beaucoup plus pointue. Il n'y a plus guère de doute sur le fait que sans doute vous souffrez bien d'une maladie démyélinisante, mais avec des foyers trop petits pour être détectés par les machines actuelles. Votre chance c'est que cela n'affecte pas les zones les plus critiques du cerveau. A présent, on peut vous donner un traitement qui devrait freiner efficacement la maladie, si vous le souhaitez.

La consultation s'achève sans qu'il trouve le moyen de lui parler.

Ils se reverront à trois reprises, sans que jamais le nom de Benoît ne ressurgisse.

Quelques semaines après la clôture du protocole. Les résultats de l'étude sont plus que probants, la communauté scientifique pourtant s'acharne sur lui, on le traite de rebouteux, de marchand de rêves à la petite semaine, on le ravale au rang d'un Hahnemann, sa carrière est compromise. Et pourtant lorsque tout éclate, il s'en fout comme de sa première chemise : après une chute dans les escaliers chez lui, une hospitalisation et un scanner, on lui a détecté une très grosse tumeur, agressive, au cerveau. Juste derrière l'oreille gauche.

 

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L'auteur

Marie-Laetitia Gambié est née en région parisienne en 1974. Juriste, elle écrit depuis 2006 sur son blog Hémiprésente. Elle vit à Rambouillet, France.

 

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Swans -- ISSN: 1554-4915
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Published October 19, 2009



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