Swans Commentary » swans.com 27 juillet 2009  

 


 

 

Swans en français

 

Droit et Laïcité
 

 

Marie-Laetitia Gambié

 

 

 

 

(Swans - 27 juillet 2009)   L'actualité est ainsi faite qu'un simple voile peut agir sur les médias et les commentateurs comme un chiffon rouge dans une arène de Nîmes : on se jette dessus et plus rien autour n'existe. A se demander si cet appât offert en pâture aux mécontents n'est pas simplement un dérivatif ... En France, c'est un voile intégral (autrement dénommé « burka ») qui depuis quelque temps déchaîne toutes les passions, cependant que le nouveau gouvernement prétend réformer en profondeur un pays exsangue ; tandis que chacun y va de son analyse "pour ou contre la burka", déployant énergie et neurones au service d'un problème qui ne devrait pas en être un (le droit est pourtant clair et lisible et il existe déjà pour imposer le retrait de ce voile dépersonnalisant dans les circonstances où l'identification de la personne est indispensable alors pourquoi légiférer encore et faire d'un fait divers un phénomène de société ?), insidieusement la légalisation du travail dominical s'impose, se faufile discrètement le recul de l'âge légal de la retraite, on réforme une fois encore le lycée pour favoriser l'orientation la plus précoce possible d'adolescents bien incapables de se rêver un avenir dans une société sclérosée par un taux de chômage rarement atteint (le jour où un ministre fera passer ses propres enfants dans un cycle professionnalisant je changerai peut-être de point de vue sur ces filières ...), on place les demandeurs d'emploi dans une position de présumés coupables permanente comme si leurs indemnités étaient le pendant de leur acharnement prouvé et vérifiable à retrouver du travail (ôtez-moi d'un doute : ne serait-ce pas plutôt un droit acquis proportionnel à leur durée de cotisation et indexé sur leur dernier salaire ?)

Avant toute chose, pour le lecteur non hexagonal, il semble important de resituer le "débat" dans son contexte franco-français.

Une loi interdisant le port du voile et de "tout signe distinctif religieux" à l'école (entendue au sens large) est déjà intervenue en 2004, qui avait à l'époque suscité d'intenses polémiques et abouti à l'exclusion de nombreuses fillettes se découvrant pour certaines du jour au lendemain l'orthodoxie musulmane chevillée au corps ... Pour résoudre la délicate question de l'opportunité d'interdire ou non le port de la burka, une commission parlementaire a été désignée par le Président de la République, qui doit rendre ses conclusions sur lesquelles le parlementaire se basera pour décider ou non de légiférer. Hors de France, il est probable que ce déferlement d'avis et la cristallisation des opinions autour du voile apparaisse comme une incongruité, aussi nous semble-t-il opportun d'éclairer le lecteur sur la très grande particularité du Droit français relativement aux rapports de l'état et de la religion.

La France, fière de sa gestion du partage des pouvoirs entre société civile et société religieuse, fonde sa réflexion sur une notion qui recouvre un sens très particulier dans son système juridique : la laïcité. Depuis la Révolution française, puis la laïcisation de l'Ecole par Jules Ferry en 1882 et enfin la loi de séparation des églises et de l'Etat de 1905, qui fut donc l'aboutissement d'une lente évolution de la société, la France est un "Etat laïque". Cette proclamation, qui figure dans les textes fondateurs du Droit français depuis, puisque les constitutions successives l'ont reprise, emporte des conséquences particulières qui sont liées à l'histoire de cette notion dans notre pays.

Au commencement était ... l'Ecole.

Jules Ferry est l'artisan de la laïcisation de l'Ecole. En 1882 celle-ci devient obligatoire, gratuite, et laïque. C'en est fini de la mainmise de l'Eglise catholique sur les consciences malléables des jeunes citoyens.

La Morale remplace l'éducation religieuse. L'idée selon laquelle les notions de Bien et de Mal doivent être recherchés dans le Droit plutôt que dans la religion se fait jour, et de 1882 à 1905, le futur "Bloc des Gauches" travaille à instiller dans la société une "incubation laïque" qui aboutira sous la férule d'Emile Combes à la mise en place d'une profonde réflexion sur la place de la religion dans la société française. A l'issue de cette réflexion, confiée à Aristide Briand, la religion est définitivement chassée de l'espace public.

La loi de 1905 dite "de séparation DES églises et de l'Etat" et abusivement connue sous le nom de "séparation de l'Eglise et de l'Etat"

Si la loi comporte des dispositions pouvant sembler relativement libérales, elle place cependant pour la première fois le culte dans l'espace privé : l'Eglise (alors quasi strictement catholique en France) n'est plus financée par l'Etat, en contrepartie les lieux de culte sont mis à disposition gratuitement et la liberté de conscience est proclamée et l'Etat ne peut plus intervenir dans la gestion interne des églises. Il n'y aura plus de retour en arrière.

A l'issue de cette lente et progressive gestation, la laïcité dans notre pays est donc aujourd'hui conçue non comme une acceptation de toute religion à égalité dans la sphère publique mais comme leur cantonnement systématique et organisé à la sphère strictement privée.

Dans ce cadre, l'espace public ne peut autoriser la manifestation de signes d'appartenance religieuse à ses agents par exemple ; ainsi les Ecoles publiques contrairement à ce qui existe en Belgique ne peuvent-elles être que laïques, les établissements confessionnels - quelle que soit leur confession - sont nécessairement privés quoique soumis au contrôle du ministère de l'Education nationale pour le respect des programmes en vigueur puisque l'Education est obligatoire.

Ainsi est-il impensable en France de rattacher le Droit à une histoire religieuse, toute idée de transcendance étant exclue de notre système juridique largement hérité des pensées des Lumières, de prêter serment sur la Bible, etc.

Le débat qui s'est instauré autour du port du voile islamique procède à mon sens d'une mauvaise compréhension de la Laïcité telle qu'elle a été élaborée. L'Ecole publique est un espace public, au sein duquel les élèves doivent être accueillis vierges de toute imprégnation, l'esprit nu et ouvert. Parmi ses objectifs figure celui d'apprendre à vivre ensemble dans le respect de la liberté de conscience de chacun et le dépassement des différences, pour ce faire elle ne permet pas aux enseignants de prendre parti ou d'exprimer leurs préférences et orientations qu'elles soient politiques ou religieuses, et aux enfants de se présenter porteurs d'un signe distinctif qui doit être maintenu dans la sphère privée. Avec l'augmentation du pouvoir de la religion musulmane, et la montée en puissance de ses courants radicaux, il est devenu courant de voir des jeunes filles porter le voile, et la question s'est bien sûr posée de savoir si ce signe distinctif imposé par une religion pouvait être toléré dans l'espace a-cultuel de l'Ecole. La question a été à l'époque très subtilement tranchée par une série de circulaires enjoignant les enseignants au dialogue et les familles à la modération, et l'idée de laisser le voile à l'entrée du collège ou du lycée a peu à peu été acceptée, même si sporadiquement et plus dans l'expression d'une rebellion adolescente que d'une foi véritable ou d'une pression familiale, des jeunes filles relancent le débat, très perversement encouragées dans leur "combat" par la médiatisation systématique qui en est faite. Les jeunes filles qui n'ont pas accepté de quitter le voile ont été après des avertissements et la consultation des familles exclues et dirigées vers l'enseignement privé dans le cadre duquel le port du voile n'est soumis à aucune limitation.

Le débat, qui semblait s'être quelque peu pacifié, est relancé par le durcissement des consignes religieuses et l'apparition d'un voile intégral, la burka, dont l'usage est revendiqué comme un droit. Dans les pays traditionnellement musulmans tels que la Turquie, ces voiles sont d'ores et déjà interdits, mais la difficulté en France procède justement de notre conception de la laïcité, car il s'agit aujourd'hui de déterminer s'il est loisible de prononcer une interdiction absolue du port de ce voile dans l'espace public, et non plus seulement dans le cadre de l'Ecole. Si l'Etat français est laïque, si l'Ecole est laïque, l'espace public est ouvert à tous et chacun est libre d'y exprimer son opinion, en vertu de quels principes serait-on fondé à interdire le port de ce voile ? Une commission parlementaire a été nommée par le Président de la République tant il semble délicat de trancher.

D'un point de vue juridique, on peut toutefois s'interroger sur cette nouvelle difficulté.

Il n'appartient en effet pas au droit de se mêler de religion, et il ne peut être interdit de manière large et générale de se vêtir de telle ou telle manière s'il n'y a pas de trouble à l'ordre public, une telle mesure générale serait réellement attentatoire aux libertés. La simple application stricte de l'obligation de justifier de son identité, qui doit conduire les femmes voilées à ôter la burka lorsqu'il est nécessaire de s'assurer de qui s'y trouve dissimulé, doit pouvoir suffire sans qu'il soit nécessaire de légiférer encore - l'inflation législative en France en sus des textes communautaires conduit à une complexification du droit et à sa distanciation du citoyen "censé ne pas ignorer la Loi", effets secondaires profondément perturbateurs.

Certes, la burka devient en certains points de l'Hexagone courante, certes les jeunes femmes subissent une pression pour se voiler, pour se vêtir de telle ou telle manière, certes la mainmise masculine est parfois intolérablement forte, mais la défaillance de notre système ne réside-t-elle pas dans l'éducateur plutôt que dans le législateur ? Armer ces jeunes femmes pour leur donner la force de résister, ouvrir les jeunes hommes, en pendant de leur imprégnation sociale, donner aux enfants les outils pour penser par eux-mêmes sans s'en remettre à la facilité d'une pensée prémâchée, donner la curiosité d'aller lire les textes avancés comme prescripteurs, permettre de s'affranchir d'une influence extérieure dans l'élaboration de sa pensée, n'est ce pas là le rôle de l'Ecole ? La question est posée.

 

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L'auteur

Marie-Laetitia Gambié est née en région parisienne en 1974. Juriste, elle écrit depuis 2006 sur son blog Hémiprésente. Elle vit à Rambouillet, France.

 

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Swans -- ISSN: 1554-4915
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Published July 27, 2009



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