Swans Commentary » swans.com 27 juillet 2009  

 


 

 

Swans en français

 

Alice
 

 

Marie Rennard

 

 

 

 

 

 

(Swans - 27 juillet 2009)   Alice avait toujours su qu'elle ne pourrait aimer qu'un musicien. Les peintres ou les poètes ne sont que des mystiques instables, incapables de lier physiquement l'œuvre à la chair. L'ambition du poète est de rendre immortel l'éphémère.

Celle du peintre d'asservir aux dimensions humaines les lignes du réel.

Le musicien sait servir Dieu et l'Homme, unir dans un même souffle les deux éternités.

Alice était mystique.

Elle ne pourrait aimer qu'un musicien.

Elle avait rencontré Tom par inadvertance.

Il s'était engouffré un jour dans la brasserie du faubourg où elle prenait son café du matin, trempé, et elle avait à peine posé sur son profil d'acier un œil distrait avant de replonger dans sa lecture. Elle disposait dans la brasserie de son coin d'ombre à elle, que la patronne préservait jalousement des importuns, à l'heure où elle venait, en déposant sur la table les paniers de nappes qu'elle montait au repassage quand Alice s'installait pour son café.

Très noir, très fort, sans sucre.

Et selon la lecture du jour, le café prenait une sous saveur particulière, de Vian bohême, d'Hugo grandiloquent, d'immensément Whitman, de Corman implacable ou de Rimbaud rêveur.

La poésie de chacun, toujours relue, toujours semblable et toujours différente, enrichie de l'odeur du café, du bruit des voix autour, et de l'humeur d'Alice.

Ce matin justement, c'était Whitman encore. Elle n'en avait pris qu'un, très court, l'un de ses préférés. L'un de ceux qui contiennent en eux tous les autres.

STRANGER! If you, passing, meet me, and desire to speak to me, why should you not speak to me?

And why should I not speak to you? (1)

Autres temps, autres moeurs. L'Amérique de Whitman pourtant n'était pas celle de George Bush, pensa Alice en jetant un coup d'œil aux titres de Libé. Où peut-être que si. Peut-être qu'il y avait toujours eu deux Amériques, celle des businessmen et celle des poètes. Peut-être qu'on pouvait donner deux réponses à Whitman, en forme de pourquoi, ou de pourquoi pas. Comme toujours, pile ou face, même dollar. In God we trust, et pour les autres... on verrait bien.

Quand son regard perdu dans le vague se focalisa de nouveau sur la table, elle vit la seconde tasse de café, et au-dessus, les yeux gris de Tom qui s'était passé de permission pour s'asseoir. Il lisait à l'envers le poème.

- Whitman ?

Quand on pense aux américains... Celui là avait un accent à couper au couteau.

- Non, Molière. C'est extrait des Fâcheux.

- Molière ? Jamais entendu parler. Qu'est-ce que c'est qu'un fâcheux ?

- Un importun, quelqu'un qui dérange, ou qui ne connaît pas Molière.

- Un auteur français je suppose. Pardonnez mon ignorance. J'aime Whitman moi aussi, mais je connais mal la littérature française. Un ami à vous ce Molière ?

- Pas personnellement, disons qu'il fait encore rire le troisième âge, et brisons là, j'aimerais finir mon café tranquille.

- Brisons là ?

- C'est une façon courtoise quoi qu'obsolète, de signifier aux fâcheux qu'on souhaiterait les voir ailleurs.

- C'est surprenant, cette fin de non recevoir chez une française qui lit ce poème de Whitman, et en anglais.

- La poésie ne supporte pas la traduction, ni l'à peu près. Vous avez d'autres remarques ?

- Je ne voudrais pas être désagréable...

Il avait ramené sa tasse au comptoir et ramassé un large étui noir au passage avant de regagner la rue.

Ce devait être un saxo. Ténor à voir la taille de la boite. L'un de ces saxos rutilants de graves qui vous renvoient en monnaie d'or l'image déstructurée du bonheur qu'on a à les entendre.

Elle recommença à lire le poème à mi-voix.

STRANGER! If you, passing, meet me, and desire to speak to me, why should you not speak to me?

And why should I not speak to you?

Parce que la plupart des strangers sont des fâcheux, voilà pourquoi.

Elle enfouit la feuille dans sa poche, salua la patronne et partit en soupirant. La récré était finie, et il n'y aurait plus de poésie avant le lendemain.

Elle passerait sa journée sur la traduction insipide de technicité d'un manuel qualité pour une fonderie. Beurk.

Le lendemain matin, la patronne avait déposé sur la table, avec le café, une enveloppe cachetée. Elle la désigna du menton à Alice.

- Pour toi, c'est le type d'hier qui l'a laissée à l'ouverture.

C'était une place de concert. Du Jazz, du Blues, avec un programme digne de la Nouvelle Orléans. Et un poème de Whitman.

ONLY themselves understand themselves, and the like of themselves,

As Souls only understand Souls. (2)

Proprement calligraphié, sans aucune autre annotation.

Encore l'un de ces romantiques à la mords moi le mormon qui draguent à la communion des esprits.

Ce poème là était bien la preuve que la poésie ne supporte pas la traduction. Sa beauté était toute dans sa forme, dans les ressources inespérées de la grammaire.

Alice cala la feuille entre les pages des Cent Sonnets qu'elle avait emportés ce matin. Elle irait, pour la musique of course.

Ils étaient vraiment bons, du blues, du jazz, juste comme elle aimait, avec des basses bien carrées et le reste multifrijobard. Elle s'était installée à une petite table ronde dans un angle.

Il l'avait rejointe à l'entracte. Il n'était pas américain, mais suédois. Saxophoniste professionnel, il avait...

- Trente cinq ans.

- Suédois d'où ?

- Suédois des environs de Stockholm.

Alice avait arrêté là ses questions. Il avait pris le relais.

- Vous avez lu le poème ?

Elle l'avait lu.

- Et ?

Pas question de franchise. Si elle jouait son jeu, elle ne saurait jamais ce qu'il avait vraiment dans les tripes.

- Ce poème ne vaut rien d'autre qu'un prix d'excellence en grammaire. L'humour en est exclu.

La voix de Tom s'était faite presque rauque.

- « comme les seules les Ames comprennent les Ames »

- Vous avez tout compris, grandiloquent et grotesque.

Il avait repris son verre, et fixait avec attention le glaçon.

- La fille qui patine sur le glaçon de mon verre est plus humaine que vous.

- La fille qui patine sur le glaçon de votre verre est plus imaginaire que moi. Vous êtes cinglé. Vous n'auriez pas plutôt une histoire cohérente?

Il avait souri. Cohérente. Oui.

- Je suis né le trois septembre 1967, à cinq heures de l'après midi, en plein centre de Stockholm.

Il l'avait laissée méduser tout à son aise en regardant de nouveau la fille dans son verre.

Légèrement exaspérée, elle avait claqué des doigts.

- Et ?

- Et rien, vous m'avez demandé une histoire cohérente. Celle là est en outre très drôle, et exempte de grandiloquence.

Il n'y avait personne dans son verre à elle.

- Vous m'expliquez ?

- Jusqu'au trois septembre 1967, on a roulé à gauche en Suède. Ce dimanche là, à cinq heures de l'après midi, on a arrêté la circulation partout dans le pays, et les conducteurs ont changé leur voiture de côté. Sur les nationales et les petites routes, la manœuvre a été relativement aisée, et les gens sont repartis assez rapidement en riant le plus souvent. Mais mes parents en route pour la maternité se sont trouvés coincés dans une rue étroite et très fréquentée. Le temps qu'on effectue le changement de sens, ma mère avait accouché dans la voiture au milieu d'un concert de klaxons.

- C'est ce que vous appelez une histoire cohérente ?

Il avait replongé son regard dans le verre sur le glaçon qui rétrécissait.

- Elle envoie un S.O.S

- Qu'elle crève. Ca a eu une incidence sérieuse sur votre vie ?

- Quoi donc ?

- L'inversion du sens de la circulation.

- Evidemment, puisque vous m'avez demandé une histoire cohérente. Je suis un gaucher contrarié, pas facile pour un musicien.

Il avait avalé d'un trait le fond de son verre avec ce qui restait de glaçon.

Alice l'avait regardé faire avec effarement. Il avait bu la patineuse.

- Ne me regardez pas comme ça, elle était condamnée à se noyer dans du whisky glacé.

C'était la fin de l'entracte, il était reparti jouer.

Le surlendemain, une nouvelle enveloppe l'attendait avec son café.

We're all part of what's going on to have gone. (3)

Il n'avait pas respecté les scissions. N'en avait fait qu'une phrase, rendant évidents l'articulation et la beauté purement grammaticale encore une fois du texte qu'il avait choisi, le triomphe de la simplicité. Il n'avait pas noté l'auteur. Elle paria sur Cid Corman. Bien son style, la vérité lapidaire, plus ramassée sur elle-même qu'une citation latine, et qui ne laisse aucune place au doute, ou à l'analyse.

Il avait écrit autre chose au dos de la feuille.

Will we be just a past infinitive ?

Le lien entre les deux phrases s'imposait. Ce Tom demandait il quelque chose avec son point d'interrogation ?

Elle avait au moins deux, voire trois certitudes. Ce type était calé en grammaire et en musique, mais elle avait toujours pensé que la grammaire et la musique se ressemblaient beaucoup. La même essence divine sans doute. Il était cinglé. Il connaissait bien la poésie moderne. Il était gaucher. Quatre certitudes. C'était un bon chiffre. Trop peu cependant pour décider entre un may Tom ou un might have been. (4)

Elle haussa les épaules, sortit son recueil du jour, l'ouvrit au hasard.

L'aube naît, et ta porte est close

Ma belle, pourquoi sommeiller ?

A l'heure où s'éveille la rose

Ne vas-tu pas te réveiller ?

O ma charmante,

Ecoute ici

L'amant qui chante

Et pleure aussi.

Hugo Grandiloquent.

Décidément.

Elle avait fini son café dans une grimace. Il est des jours où la poésie elle-même vous trahit, vous rappelle que vous avez trente ans, et qu'à trente ans les flamandes ont déjà bon houblon qui pousse dans le pré. Alice, à trente ans, n'avait que des désirs et des contradictions, et le savait. L'eût elle ignoré qu'Hugo se fut chargé de lui ouvrir les yeux.

A trop viser l'idéal, à trop refuser l'à peu près, le hasard, elle s'enterrait chaque jour un peu plus entre les pages de ses livres. Le seul pays du monde qui ne donne pas dans la demi mesure, le seul pays du monde où le désespoir égale en perfection le bonheur.

Le pays de la Poésie, du sourire dans le vague. Le pays où elle ne risquait pas de se casser les dents sur les marches du rêve, de voir le prince charmant l'abandonner dans le donjon à la fin du chapitre I pour courir sus à ses dragons modernes, à ses croisades de fin de siècle en l'assurant de son amour -- de loin.

What were you expecting?

Is there anything more than this ? (5)

Quoi que ce soit de plus qu'un pile ou face.

Etait il sensé d'attendre plus d'une certitude ?

Celui là aussi était de Corman. Le roi du pavé dans la mare. Elle attendait trop sans doute, plus qu'il n'était possible d'avoir.

Alice ramassa son sac. Elle ne se sentait pas de taille à patiner dans les verres. Trop de buveurs inconséquents. Un euro combien le café déjà ?

Encore une journée à se traîner, à consulter des dictionnaires techniques, les mêmes termes sans cesse revérifiés, sans cesse oubliés sitôt que vus. Aucun imprévu dans le texte, aucune envolée lyrique sur les techniques de contrôle, nulle dithyrambique description des entrepôts, pas la moindre trace olfactive du labeur ouvrier...

Et il fallait également penser à la traduction du mode d'emploi de télécommande.

Nausée, thé. Elle reprit le poème de Corman dans son sac.

La poésie ne supporte pas la traduction.

Et pourtant, s'il fallait essayer, s'il était vital d'essayer...

Alice s'attela à la tâche, oubliant l'heure et les marchands de métaux.

We're all part of what's going on to have gone.

Impossible.

A se bouffer les doigts de frustration. Incompatibilité majeure entre deux structures. Ca n'arrive que dans les cas extrêmes. Quand c'est extrêmement réussi.

On peut bien sûr en dégager le sens, mais pour quoi faire ? Sans la musique des mots, le sens perd sa magie. « Nous faisons tous partie d'un présent qui s'achemine vers le passé. » Aussi imbécile qu'une poupée russe sans ses copines.

Avec un tout petit poil de cynisme, et juste le sens, on pourrait même croire que c'est l'œuvre d'un artiste de variétés.

Et pourtant c'est une œuvre d'art. Mais allez décrire les langueurs de la Vénus Callipyge à un puceau aveugle.

Impossible.

Retour au manuel qualité.

Mais au fait, et la question au verso ?

Will we only be a past infinitive ?

Ne serons nous qu'un infinitif passé ?

Elle se rappelle sa musique. Ses musiques. Le kaléidoscope de touche l'épiderme et boxe l'estomac qui vrille ses yeux gris.

Se remet au travail, songe encore, et de guerre lasse, fouille dans sa poche, en sort une pièce qui voltige longtemps avant de s'arrêter pile sur le tapis.

Pile, c'était patins à glace.

 

Notes

1.  Etranger ! Si,en passant, tu me rencontres, et désires me parler, pourquoi devrais tu ne pas me parler ?
Et pourquoi devrais-je ne pas te parler ?  (back)

2.  Ils se comprennent, seuls, et ceux qui leur ressemblent,
Comme seules les âmes comprennent les âmes.  (back)

3.  Nous faisons tous partie d'un présent qui s'achemine vers le passé. Encore une fois, une traduction « poétique » s'avère impossible (pour l'auteur).  (back)

4.  Un peut être Tom, ou un aurait pu être.  (back)

5.  Qu'attendais tu ? Y a-t-il quoi que ce soit de plus que ça ?  (back)

 

Texte de la chanson « Douce France » (en français et en anglais)

 

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Swans -- ISSN: 1554-4915
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Published July 27, 2009



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